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Manifeste incertain 6, de Frédéric Pajak

Publié le 30 août 2017 par Francisrichard @francisrichard
Manifeste incertain 6, de Frédéric Pajak

Depuis 2012, Frédéric Pajak publie, au gré de l'incertitude, à raison d'un par an, un volume, qui est  évocation de l'Histoire effacée et de la guerre du temps. Dans Manifeste incertain 6, il parle surtout de ses blessures morales et physiques, de ses douleurs enfouies, anciennes, qui n'en resurgissent que plus vigoureuses encore.

Comme dans les volumes précédents, pour ce faire, il prend la plume pour écrire et pour dessiner à l'encre de Chine noire. Les marques autobiographiques dont il s'agit remontent pour la plupart à sa jeunesse. Il tente d'en rassembler les souvenirs, qui viennent comme ils peuvent, sachant pertinemment qu'il ne peut en combler les intervalles oubliés.

A Pâques 1965, Frédéric a dix ans. Sans explication (en fait ses parents se séparent), sa mère quitte Paris pour Nyon, la France pour la Suisse, avec ses enfants:

Je quitte mon école primaire que j'aimais tant, mes camarades, l'odeur des marronniers dans la cour, celle du vieux bois foncé des pupitres inclinés où des générations d'écoliers avaient gravé des mots et des dessins drôles, secrets, obscènes; et puis l'odeur de l'encre dans les encriers.

Quelque trois mois plus tard, sa mère en larmes leur apprend à sa soeur, son frère et lui, que leur père est mort dans un accident de voiture (le 27 juillet), alors qu'il se rendait en Alsace:

A cet instant, à ce mot "mort", je meurs. Je ne comprends pas, et en même temps je comprends absolument. Je dis "je meurs", c'est exact, et c'est inexact: la mort me laisse stupéfait. Et incrédule. Je ne sais pas grand-chose d'elle.

En Alsace vit la famille de son père. Notamment sa grand-mère, qui, malheureuse en ménage, préférait s'oublier à l'église et se consacrer sans réserve à ses petits-enfants, qui devinrent sa raison de vivreet à qui elle racontait la guerre de 1939-1945, la grande affaire de sa vie:

Ce n'est pas sans nostalgie qu'elle se plaît à rapporter tel ou tel épisode de la guerre, si bien que cette nostalgie m'a longtemps hanté, par contagion.

Frédéric, lui, rapporte un épisode survenu en 1970, l'accident de voiture que conduisait sa mère et qui s'est produit lors d'un voyage en Espagne entrepris avec H. (le compagnon d'alors de sa mère), sa soeur et son frère: Aujourd'hui, je ressens parfois de vieilles douleurs à la nuque, à l'épaule, à la colonne vertébrale.

Mais Frédéric Pajak ne parle pas seulement de sa jeunesse. Il entrecoupe ces souvenirs-là, d'autres plus récents, parfois même tout récents, et qui l'ont façonné.

A quarante ans, par exemple, de retour d'Israël, Frédéric apprend par sa mère (qui niera par la suite le lui avoir dit) que sa grand-mère maternelle était juive: Me voici donc une sorte de "Juif sur le tard". Pour lui il n'y a pas lieu de se réjouir, de désavouer ou d'oublier:

Avant d'être juif par ma mère - c'est-à-dire par descendance directe -, j'étais juif par l'Histoire. D'un sentiment absolu, irrépressible.

En fait, s'il fallait le définir, il ne serait pas juif, ni d'ailleurs étranger aux juifs. Il ne serait pas non plus d'un territoire (Tout territoire est provisoire). Il serait, et il est, d'une langue: Si j'en savais plusieurs, je serais de plusieurs langues. La langue des autres me fait rêver. Je voudrais la parler et la lire.

Frédéric Pajak se demande si ces souvenirs, et d'autres éparpillés qui reviennent sous sa plume d'écrivain et de dessinateur, et qui persistent malgré tout, ne sont pas ceux que l'on a racontés souvent: Ainsi la parole remuée fait office d'Histoire, de notre propre histoire, j'entends.

Il ajoute: Nous nous plaisons à fabriquer nos petites légendes; que serions-nous sans elles? Le plus troublant, dans cet exercice, c'est que la vérité ne compte pas. Elle voudrait pourtant tenir le beau rôle, mais elle a affaire à plus fort qu'elle: l'ivresse de raconter, c'est-à-dire d'enjoliver, d'exagérer.

Peut-être. Mais, ce faisant, comme il le dit également, ne nous prouvons-nous pas que nous sommes vivants, du moins que nous avons eu une vie?

Francis Richard

  
PS 1

Frédéric Pajak sera du 1er septembre au 3 septembre 2017 au Livre sur les quais de Morges.

 PS 2 Au Musée d'art de Pully a lieu du 31 août au 12 novembre 2017 une exposition sur Un certain Frédéric Pajak (je parlerai prochainement ici du livre d'entretien qui porte le même titre)

Manifeste incertain 6, Frédéric Pajak, 144 pages, Les Éditions Noir sur Blanc

Volumes précédents chez le même éditeur:

Manifeste incertain 1

Manifeste incertain 2

Manifeste incertain 3

Manifeste incertain 4

Manifeste incertain 5


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