Trois mois tout juste après le début de leur conflit avec le Qatar, les Saoudiens lancent une nouvelle offensive, sur le front de la musique populaire cette fois. Prolongeant la guerre d’usure incessante sur les médias – notamment à travers la diffusion de reportages et autres documentaires à charge (bien cités dans cet article du site Raseef 22) – entre les deux têtes de pont que sont Al-Jazeera et Al-Arabiyya, appuyés sur toute une cohorte de médias œuvrant pour l’un ou l’autre camp, Rotana, le mastodonte de l’industrie musicale et audiovisuelle arabe que possède le prince « libéral » et richissime Al-Walid bin Talal (souvent chroniqué sur ce blog), est passée par YouTube pour déclencher une attaque surprise contre l’ennemi qatari.
Sous le nom d’Al-Magmooa (Le Groupe), sept artistes « du Golfe », comme ils sont souvent présentés même si deux Irakiens sont venus renforcer les troupes saoudiennes, se relaient durant les quelque 5 minutes de la vidéo pour interpréter un titre, unique, intitulé Fais savoir au Qatar ! (علًم قطر). Sur fond de bannière saoudienne et de portraits du roi ou de l’inévitable prince héritier Mohammed ben Salman (désormais MBS), ils enchaînent les paroles (qui défilent à l’écran) d’une chanson écrite par un certain Turki Al al-Shikh (تركي آل الشيخ) du Conseil royal et par ailleurs membre de la garde rapprochée du sus-nommé MBS.
Écrite dans le dialecte local, la chanson peut difficilement passer pour un monument d’éloquence mais elle a le mérite de délivrer un message assez clair à l’odieux voisin coupable de financer le terrorisme mondial. Je vous en propose une traduction partielle (pour suivre avec les paroles arabes, il vous suffira de regarder la vidéo) :
Fais savoir au Qatar, et à ceux qui sont derrière lui, que ce pays [l’Arabie saoudite] est patient
Mais quand les choses en sont à ce point de danger, par Dieu, tu vas voir de quoi ses hommes sont capables
Nos coups, on les donne de face, pas dans le dos, et si les choses s’enveniment, on sait comment régler le problème
Vingt ans de coups bas, de pièges, de complots, on sait tout cela
Ce qui était caché est apparu au grand jour, la noirceur de son cœur, la dissimulation de ses actes
Par Dieu, l’argent du traître est un piège pour celui qui lui a ouvert sa porte et l’a refermée
Mais ça ne marche plus ! On ne se taira plus, on ne patientera plus et ces moins que rien paieront leurs méfaits
(…) Voilà l’Arabie saoudite, celle de la puissance et de la victoire,
Et ses sages savent bien la diriger.
La musique qui repose sur une mélodie plutôt traditionnelle remixée à la sauce pop moderne avec force percussions est due à un certain Rabeh Saqer (رابح صقر, Sager, selon la prononciation locale), ce qui ne manque pas de sel car ce jeune produit de la scène saoudienne s’est retrouvé en prison, il y a quelques semaines de cela, pour avoir interprété durant un concert public un « dub », c’est-à-dire une danse locale considéré par certains comme une incitation à la consommation de drogues ! Se savait-il protégé par la sortie prochaine de cette sorte d’« opérette nationaliste » – l’expression est un quasi pléonasme en arabe (voir ce billet) – ou bien a-t-il composé ce morceau précisément pour se faire pardonner sa mauvaise conduite ? En tout cas, la présence de cette star un peu sulfureuse signale les nouvelles orientations « libérales » de la jeune équipe (bientôt) au pouvoir et fermement décidée à faire bouger les lignes. Un projet qui passe manifestement par l’affrontement direct avec les héritiers de décennies de wahhabisme officiel (j’en ai parlé dans cette série de billets). De fait, les arrestations de religieux médiatiques, accusés, tout en vrac, d’être des suppôts des Qataris, des Frères musulmans ou des Turcs, se multiplient…
Capture d’écran de la vidéo « ‘Allim Qatar »Avec cette offensive soudaine sur la scène musicale, les bataillons de spadassins des médias au service du Royaume clament victoire sur victoire, en mettant en avant le nombre de visionnages qu’a atteint cette vidéo : plus de 5,5 millions de visites au moment où j’écris ces lignes, un chiffre sans nul doute remarquable (s’il n’est pas le fait de robots). De fait, si chaque visiteur est un assaillant virtuel prêt à se lancer dans la bataille, nul doute que le petit Qatar, avec guère plus de deux millions d’habitants (et encore…), est voué à crouler sous le nombre !
Pourtant, l’émirat ne semble pas davantage prêt à plier sous cet assaut musical qu’il n’a montré de signe de faiblesse depuis le blocus imposé depuis trois mois par ses puissants voisins. Le ministère des Affaires étrangères du Qatar a fait savoir qu’il ne s’abaisserait pas à répondre à de telles vilenies tandis que les partisans du cheikh Tamim clamaient à tout va sur les réseaux sociaux que cette vidéo n’était qu’un produit de vile propagande. Reprenant le mode conciliant adopté depuis le début de la crise, ils répliquent également, à l’image du chanteur qatari ‘Ali Abd al-Sattar (علي عبد الستار) sur l’inévitable Al-Jazeera, que les auteurs de cet hymne martial sont des ingrats qui ont oublié, après bien des invitations à se produire à Doha, que la mission de l’art consiste d’abord à rapprocher les peuples et non pas à les monter les uns contre les autres. Par moments, certaines des contre-attaques font mouche, par exemple lorsqu’un montage diffuse sur YouTube, en reprenant les thèmes graphiques de la vidéo incriminée, des extraits des mêmes artistes chantant naguère les louanges du Qatar et de son émir, notamment la star saoudienne Abdul Majeed Abdullah (عبد المجيد عبد الله) ou l’Irakien Majid al-Mohandes (ماجد المهنجس).
Assez peu habile, également, a été la nomination surprise du parolier en chef du clip vengeur, Turki Al al-Shikh, à la tête du sport saoudien. Venant quelques jours après la mise en circulation de la vidéo, et surtout au lendemain ou presque de la qualification saoudienne pour la prochaine Coupe du monde de football, cette soudaine promotion donne du crédit à ceux qui clament qu’elle vient récompenser un ami très proche de l’héritier du trône, ami qui n’en est pas à son premier coup dans le domaine de la flatterie poético-politique puisqu’il a déjà composé une ode à la gloire de l’actuel roi Salman. Par ailleurs, nombre d’internautes n’ont pas manqué de se moquer de ce courtisan qui n’hésite pas à effacer de son compte Twitter d’anciens messages élogieux pour l’émir du Qatar !
Capture d’écran de la vidéo « ‘Allim Qatar »Aujourd’hui, personne ne sait très bien comment se dénouera la dernière crise en date dans le Golfe entre le Qatar et ses voisins. La dévolution programmée du trône saoudien au prince héritier MBS soulève bien des difficultés à en croire les tensions actuelles au sein du Royaume, avec nombre d’arrestations et de mises à l’écart, au sein des populations rebelles de l’Est du pays, mais également parmi les figures publiques de l’institution religieuse ou encore des médias.
En tout état de cause, l’extension de la confrontation, après les affrontements médiatiques, au domaine de la chanson populaire confirme que toutes les ressources sont désormais mobilisées dans la guerre d’influence que se livrent les parties en présence. Une bataille où, malgré les atouts qu’il a su se construire, le Qatar paraît en position de faiblesse face à l’armada médiatico-culturelle des Saoudiens et de leurs alliés égyptiens. Sauf si l’on pense, comme je le crois, que ce type de propagande, même vaguement modernisée, ne fonctionne plus comme avant au temps du numérique et des réseaux sociaux. Ces derniers ouvrent des perspectives nouvelles dans ce qu’on appelle, dans un autre domaine, la guerre asymétrique entre puissances conventionnelles et forces militaires différemment organisées, ou si l’on préfère entre le rouleau compresseur médiatique saoudien d’un côté, et le Qatar, capable de plier longtemps comme le roseau sous l’orage, mais sans se briser.
Par ailleurs, après les escarmouches auxquelles ont pu se livrer très tôt quelques seconds couteaux à l’image d’un histrion tel que le chanteur égyptien Sha’ban Abdel-Rahim (شعبان عبد الرحيم, alias « Shaaboula », mentionné à plusieurs reprises dans ces chroniques) avec une énième satire musicale de circonstance intitulée « le rat est pris au piège » (comprendre : l’émir du Qatar), cette entrée en force dans le conflit, à l’occasion du clip ‘Allim Qatar, de quelques « poids lourds » de la scène musicale régionale (chanteurs, musiciens et surtout diffuseurs en la personne de la société Rotana) confirme ce que je signalais déjà dans un billet mis en ligne au début du mois de juillet .Parmi les conséquences de l’actuel conflit, il y aura des oukases politico-artistiques liés à la confrontation entre les principales puissances du Golfe et leurs alliés. Le précédent de l’exclusion de l’Égypte de la Ligue arabe, à la suite des accords de Camp David, et le boycott de ses artistes pendant de nombreuses années donnent une idée de l’importance des divisions à venir dans l’éco-système culturel arabe…
En bonus, pour ceux qui auront eu la patience d’aller jusqu’au bout de ce billet, un autre clip artistico-militaire, émirati cette fois-ci, qui permet de mettre en contexte le clip ‘Allim Qatar (au passage, vous y noterez une curieuse utilisation des cornemuses, héritées de la colonisation britannique bien entendu).