Magazine Cinéma
Rarement un film n’aura autant divisé que mother !, le dernier en date de Darren Aronofsky. À la sortie de la salle, je ne savais qu’en penser. Et tant mieux pour l’exercice critique. Car on pense autant avec que contre un film. Et le foisonnement symbolique et esth-éthique de mother ! invite à réfléchir la valeur que l’on accorde à une œuvre d’art, et à son auteur.
Création(s) en cours
Nombre d’interprétations diverses et variées pullulent sur Internet. Qui y voit une réécriture de la Bible, qui la Terre-Mère, qui une projection narcissique du créateur… Toutes me semblent justes et pertinentes, mais elles doivent se comprendre à l’aune d’une interprétation (très fréquente) qui me paraît la plus dominante à l’échelle du film : qu’est-ce que créer ?L’accent ne porte pas tant sur la ou les créations que sur l’acte même de créer, de donner forme au non-être. Mais celui-ci n’a plus grand-chose à voir avec le geste désincarné et idéal des romantiques ; la création prend, comme le titre du film l’indique, le visage d’une mère (Jennifer Lawrence). Par le prisme de la maternité, créer s’apparente au fardeau de la grossesse, à la douleur de l’accouchement, à l’angoisse de la séparation.À côté du corps torturé de Jennifer Lawrence trône, placide, le visage serein de son compagnon (Javier Bardem), poète éthéré qui jouit égoïstement du partage altruiste qu’il prône. Lui souffre d’une crise de création, car précisément, il ne porte pas en lui, en son propre corps, le poids d’un devenir autre. Peut-être Aronofsky a-t-il projeté son être créateur dans cette figure d’écrivain imbu de sa personne ; mais malgré toute sa puissance, la création de l’homme n’égale pas celle de la femme, qui, elle, n’a pas à détruire pour donner vie.Aussi deux postures créatrices s’opposent. La première, celle de l’homme, rejoint la grande tradition artistique de l’œuvre parfaite et achevée, à l’image du pur diamant que l’écrivain retrouva dans les ruines de sa maison. La seconde, celle de la femme, suppose un travail continu, in-défini. À l’instar de Jennifer Lawrence qui prend plus de plaisir à redécorer ladite maison incendiée qu’à l’achever. Faut-il y voir une division genrée homme/femme ? Peut-être. Plus sûrement une opposition philosophique entre la création divine, parfaite et immuable, et une création humaine, domestique et continuelle.
Faut-il ordonner l’image ?
Si la première partie de mother ! paraîtra relativement consensuelle à tout spectateur, la seconde froisse. Divise. Provoque le débat. Et oblige à interroger, face à un flux incessant d’images toutes plus improbables les unes que les autres, la force qui anime ces mêmes images. Pourquoi Aronofksy semble-t-il basculer dans l’absurde ? Et comment, malgré tout, le film garde cette impression de maîtrise jusqu’à son dernier plan ? Quelque chose émerge de la comparaison entre l’hypersensibilité domestique de la première partie et le tsunami barbare de la seconde. Entre le bruit cristallin d’un effervescent dans l’eau et l’ivresse dionysiaque. Entre ces compositions soignées où la lumière chasse l’ombre et le tournoiement sauvage de la caméra.Quelque chose – qui résiste au langage. Quelque chose qui pourrait être cette résistance des images au langage. Délivrées du sens, saoulées à l’absurde, elles se déchaînent dans leur nudité crue, et cruelle. Cette force de résistance, latente dans les objets – en particulier dans le poêle de la cave, Moloch aux aguets – de la première partie, explose dans la seconde.Ce qui rebute dans mother !, c’est, sans doute, cette liberté accordée au non-sens de l’image un temps donné. Même les expériences cinématographiques d’un Dario Argento (Suspiria) ou d’un Nicolas Winding Refn (Bronson, Valhalla Rising, Only God Forgives, The Neon Demon) ne perturbent pas autant, car l’image y reste maîtrisée de bout en bout au service d’un propos global. Mais dans mother !, c’est bien la moitié du film qui avance dans le délire.Cependant Aronofsky se garde bien de trop lâcher la bride à ses images. Au lieu de les laisser s’éparpiller, il leur accorde un temps de folie resserré – tel le carnaval – avant, pour la fin du film, de reprendre les rênes, et de boucler la boucle.Alors, bon ou mauvais film ? La question ne se pose pas ; il s’agit d’abord de vivre une expérience radicale des images. On pourra s’interroger de nouveau dans dix ou quinze ans, lorsque la polémique aura dégonflé : comme Showgirls ou Fight Club, mother ! atteindra-t-il le statut de film culte ?
mother !, de Darren Aronofsky, 2017Maxime