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Good Time, Good Trip

Par Balndorn
Good Time, Good Trip
« Tout sentir de toutes les manières », écrivait en guise de credo personnel Fernando Pessoa dans son Livre de l’Intranquillité. Si les frères Safdie ne se revendiquent pas ouvertement du poète portugais, leur film Good Time fonctionne structurellement sur le modèle de l’intranquillité. Car exister dans une grande ville suppose de changer continuellement d’identité.
Un good trip pessoen
Pour retrouver son frère Nick (Benny Safdie), handicapé mental capturé par la police après un braquage, Connie (Robert Pattinson, Prix du Meilleur Acteur Masculin ex-aequo à Cannes) multiplie rôles et apparences. Le jeune délinquant d’origine grecque se fait successivement braqueur afro-américain, fils au chevet de son père malade, blondinet, agent de sécurité, etc… Qui n’est rien socialement peut devenir tout, puisque l’habit fait le moine. En endossant des postures typiques, en modifiant sa voix et son langage, Connie glisse au travers des mailles du filet tendu par la police new yorkaise. Vertige sociétal : dans la grande ville vacillent les identités, car l’apparence, l’hexis dirait Bourdieu, fait tout.Ce faisant, en changeant d’apparence Connie change de point de vue. New York se fragmente ainsi en une série de focalisations différentes. On ne pourra jamais filmer l’être d’une ville aussi gigantesque ; en revanche on peut l’expérimenter, la vivre, en démultipliant les angles d’approche. New York n’a pas d’âme, car une pluralité d’âmes la compose.La nuit effrénée que passe Connie à retrouver son frère s’apparente alors à une prise de drogue. À un good trip. Changer d’identité revient à s’immerger toujours un peu plus profondément en soi ; ou plutôt à extraire de ses profondeurs les ressources nécessaires à la métamorphose. New York nocturne devient en quelque sorte la toile de projection de l’imagination créative de Connie. Et les couleurs fluorescentes des néons et des taches lumineuses dans la nuit mouillée marquent le basculement du film dans un trip hallucinogène, dans une plongée de plus en plus intense au cœur du tissu mégalopolitain.  
La posture du chien
La figure du chien, vue ou évoquée à plusieurs reprises, éclaire l’esth-éthique du film. Dans la tradition philosophique, le chien a servi d’emblème au cynisme (littéralement : « qui fait comme le chien »). Et Connie a tout du cynique : tel le Grec Diogène, il se contrefout de ce qui arrive aux autres que lui, tant qu’il avance dans sa quête personnelle. Dans sa recherche de jouissance, les autorités importent peu.Mais le cynisme n’a rien d’égoïste. Une vraie poéthique du chien se dégage de la mise en scène. Comme le canidé habitué des espaces urbains, Connie s’ouvre aux sensations de la ville, d’une autre ville. Réduite chez le chien, la vision n’a plus autant d’importance dans le film. Ou plutôt elle change de paradigme : il ne s’agit plus de révéler quelque chose par la vue, mais de se servir de cet organe pour percevoir autrement la ville. D’autant que la nuit ne s’accommode pas d’une grande luminosité. D’où les effets visuels quasi-hallucinogènes des néons et des taches lumineuses. Anti-réaliste, la mise en scène travaille la matière nocturne et se laisse traverser par les éclats d’un autre système sensoriel.À la dé-formation de la vision s’ajoute une bande-son extrêmement riche. Essentiellement composée de musique électronique et de rock alternatif, la BO frôle la transe. Elle transcrit dans un autre langage, non-visuel et a-verbal, l’excitation de Connie et l’atmosphère de la nuit.Pareil à l’animal, Connie flaire ainsi l’ensemble des sensations qui flottent dans une grande ville endormie. Dans cet univers autre se déconstruit l’intrigue traditionnellement efficace du polar : au lieu d’une aventure dirigée vers sa fin, la trajectoire de Connie s’apparente à une série de métamorphoses de l’être, à une succession d’hétéronymes pessoens au sein d’une vaste écologie d’existants aux sens variés. À la croisée de la poésie moderniste portugaise et de la sensualité canine, Good Time invente un dispositif hédoniste original, où prendre du « bon temps » revient à parcourir l'ensemble du spectre des existants.
Good Time, Good Trip
Good Time, de Josh et Benny Safdie, 2017Maxime

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