Les affaires judiciaires défilent les unes après les autres dans son bureau. De la plus anodine à la plus sordide. La juge d’instruction Anne Gruwez, elle, reste impassible. Maniant le verbe tel une marque d’autorité, une arme de persuasion placée sous le sceau de la dérision.
Un sens du décalé et de l’absurde qui la suit dans toute les sphères de sa vie : dans les rues de Bruxelles au volant de sa Citroën 2 CV surannée, dans son jardin avec son rat de compagnie sur le dos, dans un cimetière ironisant sur la santé d’un cadavre décomposé.
Un humour décapant, grinçant, lui permettant de passer au travers de nombreux cas au demeurant sidérants avec le plus grand détachement.
L’enquête concernant l’assassinat non élucidé de deux « péripatéticiennes » vingt ans auparavant qu’elle va être amenée à rouvrir (finalement le véritable fil conducteur de Ni juge, ni Soumise), sera ainsi moins pour elle une occasion de briller que de se lancer dans un défi personnel motivant autant qu’amusant.Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette juge aux faux airs de Yolande Moreau, jamais désarçonnée ou prise au dépourvu, fait de l’interrogatoire de chacun de ses « clients » un moment propice à l’étonnement permanent, à l’apprentissage, du profond ou du futile sans distinction.
– À ce titre, l’échange entre cette dernière et une dominatrice sado-masochiste lui expliquant avec force détails comment elle fait jouir ses clients (notamment en piquant leur sexe avec une aiguille) vaudrait à elle-seule le déplacement. –
Une figure plus grande que nature, si grande que l’on se demande souvent si elle existe réellement. Si tout dans Ni Juge, Ni Soumise ne relève pas en fait de la fiction, du moins d’une certaine scénarisation. Rejoignant en cela la manipulation à dessein d’un Punishment Park, obligeant constamment le spectateur à s’interroger sur la véracité des faits, et à remettre par là même en question sa propre crédulité.
Une démarche que Jean Libon a porté pendant les presque trente années (de 1985 à 2012) de diffusion de Strip-Tease, célèbre série documentaire belge qui se proposait de « déshabiller le quotidien », en d’autres termes de mettre à nu, sans fard ni artifice, la vie des personnes filmées, qui devenaient alors les seules actrices et narratrices des épisodes.
Un trait caractéristique de la série que Jean Libon et son comparse Yves Hinant ont repris tel quel dans Ni juge, ni Soumise, avec cette même volonté de véracité, soutenue par une drôlerie à la fois tendre et cruelle, volontiers cynique et pourtant empathique.Une parenté que l’on retrouve également dans cette même ambiguïté latente, celle traçant la frontière entre factuel et parti pris, entre interprétation et véracité indubitable d’une situation.
Pour Yves Hinant et Jean Libon, sûrs de leur fait et de leurs intentions, la réponse à cette question est tout à fait claire, et défendent sans ambages l’authenticité de leur production.
Libon déclara en 2004 : « Nous avons parié sur l’intelligence du téléspectateur. Et puis nous avons conçu un emballage : musique, générique, etc. qui donne un minimum de pistes et un ton. L’ambiguïté en définitive ne dure qu’une heure. »
Or si les deux compères avancent que Ni juge, ni Soumise relève avant tout d’un agencement de séquences brutes, sans autre volonté que celle de présenter les faits tels qu’ils sont (évacuant ainsi toute considération idéologique ou morale), ils oublient aussi bien vite que le propre du montage est justement de jouer avec les images afin de produire un sens nouveau. Sans nécessairement en altérer le fond, il traduit au moins formellement le point de vue des créateurs, un point de vue par essence partial et orienté.
Aussi, sans nier la nature des séquences tournées, prises sur le vif en conditions réelles, l’idée de présenter le film comme neutre, dénué de tout sens critique (alors même que Ni Juge, Ni Soumise s’avère au final très scénarisé – et construit quoi qu’il en soit comme un véritable objet de cinéma -), et ne pas en assumer la partialité, ont de quoi interroger.Une approche d’autant plus paradoxale que si elle est censée une nouvelle fois en appeler à l’intelligence du spectateur, elle lui coupe en même temps l’herbe sous le pied, en lui imposant une façon d’appréhender ce qui est filmé.
Un peu comme si, finalement, le format de Ni Juge, Ni Soumise (et donc de Strip-Tease) était le seul à même de capter et de mettre en valeur le réel sans biais.
Un manque de sincérité d’autant plus dommageable qu’il tend régulièrement à faire sortir du film, instillant un doute préjudiciable à l’immersion, ainsi qu’à l’occasion, à tout sentiment d’adhésion.
Une adhésion néanmoins (et fort heureusement) aussi vite reconquise par le charme incontestable dégagé par l’ensemble, ainsi que par la force du concept, de ses personnages, et de sa construction.
En filmant au plus près ce qui d’habitude reste caché derrière les portes du bureau d’une juge d’instruction, Jean Libon et Yves Hinant touchent du doigt l’humain dans toutes ses contradictions. La rigidité de la loi mise à l’épreuve de la complexité et de l’ambivalence de certains accusés. Son impartialité remise aux mains d’une juge entre ses murs toute-puissante, l’objectivité potentiellement mise à mal par son humanité.
Des sujets d’une importance primordiale que le montage et la méthode déployés par Libon et Hinant permettent d’ancrer dans un quotidien familier, les concepts et les théories sociales, politiques, morales prenant de facto une dimension abordable et pratique.
Capter l’air du temps, ses mœurs, ses chocs, ses conflits (notamment au cour de cette glaçante séquence évoquant la Syrie) : ce qui faisait le sel de Strip-Tease est ici à nouveau réussi.
La sidération n’est alors en définitive jamais bien loin. La fascination non plus. Un nouvel et bel exemple d’une réalité dépassant la fiction. Dommage que Jean Libon et Yves Hinant aient cru bon d’entretenir un doute superflu en diminuant l’impact et la tenue.
Film vu dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma 2017.