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René de Ceccatty : Retraduire Dante

Publié le 14 octobre 2017 par Les Lettres Françaises

René de Ceccatty : Retraduire DanteLa Divine Comédie, loin d’être une œuvre religieuse, est un texte d’une grande violence à l’encontre de la Rome des papes, et de manière générale et plus profonde contre l’idée même d’une église temporelle, installée à Rome (alors à Saint-Jean-de-Latran, siège de la Curie, avant son déplacement au Vatican et à Saint-Pierre). À plusieurs reprises, Dante invective le pape Boniface VIII. Et lorsqu’il fait l’historique de la Rome pontificale depuis saint Pierre, il s’en prend aux papes (nombreux en Enfer, selon lui) qui ont trahi le message évangélique, d’entraide humaine et de renoncement à tout enrichissement matériel personnel. C’est évidemment une attaque frontale d’une grande gravité contre les personnes de quelques pontifes qui ont perverti leur fonction, mais aussi contre l’idée même d’une église devenant un pouvoir non seulement idéologique, mais de gouvernement des hommes, dans leur vie spirituelle, familiale, intime, sociale et politique. Mettre des papes en Enfer, c’est bien sûr mettre en cause le dogme de l’infaillibilité papale, mais aussi mettre en cause l’idée qu’une religion a besoin d’asseoir son rayonnement spirituel sur un véritable Etat qui, au Moyen Âge, a conquis des territoires, exactement comme n’importe quel Etat, avec des armées qui lui étaient acquises. C’est également mettre en cause, et Dante ne s’en prive pas, l’idée de la primauté sacrée d’une religion sur d’autres.

C’est justement parce que j’ai été sensible au caractère hérétique, rebelle, corsaire de la Divine Comédie que j’ai entrepris de retraduire ce chef-d’œuvre, traduit par des dizaines d’autres français avant moi, pour le réactualiser et le relire dans une visée « transhistorique », pourrait-on dire, c’est-à-dire en déplaçant le texte, non seulement de langue, mais de contexte, ainsi qu’on le fait, de toute façon pour tout texte classique étranger. Il y a deux ou trois choses que je voudrais souligner. Et notamment sur le statut de la religiosité et de la vérité dans cette œuvre, sur le statut aussi de la raison, de la science, de la poésie et de la foi.

Au XIVe siècle, avant l’invention de l’imprimerie, un Florentin écrit, en une quinzaine d’années un long poème en trois parties, qui décrit, sur le modèle d’Homère et de Virgile, son voyage au pays des morts. Il commence à l’écrire en 1306, mais il le situe quelques années plus tôt en 1300, année du Jubilé, de l’Eglise catholique où le pape Boniface VIII promet « l’indulgence plénière » aux pèlerins qui visitent quinze fois s’ils viennent d’ailleurs, trente fois s’ils sont romains, les Basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul. Cet homme s’appelle Dante Alighieri. En 1300, il avait trente-cinq ans.

Né à Florence à la fin de mai 1265, mort de la malaria contractée dans les marais de Comacchio, dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321 en revenant d’une mission diplomatique à Venise, Dante a écrit la Divine Comédie entre 1306 et 1320, alors qu’il était exilé de sa ville natale depuis 1302. Il avait vainement espéré, comme il l’écrit dans son poème, que l’Empereur romain Henri VII de Luxembourg, qui succéda à Frédéric II de Hohenstaufen, rétablirait la Florence de ses rêves et permettrait son retour. Dante a rencontré Béatrice Portinari en 1274, l’a revue en 1283. Elle est morte en 1290. Il avait épousé Gemma Donati à vingt ans et a eu d’elle quatre enfants, trois garçons et une fille. Quand son nom apparaît dans la Divine Comédie, Dante ne précise pas que c’est sa femme et la mère de ses enfants.

La Divine Comédie se présente comme un récit à la première personne. Et il s’adresse au lecteur comme à un témoin, un garant de l’authenticité du récit pourtant totalement invraisemblable qu’il va lui tenir. Il fait de nombreuses allusions à son temps, à la géographie de l’Italie, à sa vie politique, et donne même des détails extrêmement précis sur les mœurs, les coutumes, les fêtes, les rituels de son temps, les particularités linguistiques et compte un certain nombre de réminiscences personnelles de l’auteur, faisant apparaître sa femme et ses ancêtres. Et rapportant des souvenirs d’enfance. C’est un texte apparemment parlé, fait pour être dit, et qui rapporte des dialogues, fait donc aussi pour être joué. Il est oral et visuel. On peut, et on n’a pas manqué de le faire, représenter le plan de l’Enfer, du Purgatoire, du Paradis. Et l’on sait que le réalisme des descriptions des tortures de l’Enfer, ont inspiré de nombreux peintres. Et probablement, inversement, Dante s’est inspiré de représentations picturales de l’Enfer.

Il y a non seulement des dialogues (tout au long du livre il y aura un dialogue entre Dante et son « guide », Virgile qui l’a devancé dans ces lieux et qui connaît parfaitement la topographie. Etant né avant le Christ, il échappe à la damnation, mais ne peut pas se trouver ailleurs qu’au Purgatoire, il abandonnera donc Dante, qui, au Paradis, aura d’autres interlocuteurs, Mathilde, d’abord, puis Béatrice, enfin Bernard de Clairvaux ou de Cîteaux) mais de très nombreuses rencontres, de damnés et d’élus, dont la parole est tantôt humaine, se référant à la vie sur terre et à l’histoire de Florence, de l’Eglise et du Saint Empire Germanique, tantôt divine, exposant des thèses théologiques. Il y a donc de nombreux monologues, qui sont d’autres voix de narrateurs et des récits dans le récit.

Pour que dans un environnement culturel aussi différent qu’est du XIVe siècle florentin le XXIe siècle français, le texte soit encore compréhensible, j’ai tenté de de substituer directement à une métaphore ou à une périphrase ce qu’elles désignaient de manière détournée et allusive, de nommer des personnages ou des lieux dont le nom n’apparaissait pas dans le texte à cet endroit (Narcisse, Adam, la Lune, Iris, Romulus, l’archange Raphaël, Agamemnon, Phaéton, l’Afrique, Enée, Aristote, Dédale, saint Pierre, saint Paul, saint Jacques, par exemple, telle ou telle ville — Florence, Fiesole, Carthage, Marseille, Troie, Constantinople — ou région qu’une périphrase ou une brève allusion historique ou géographique évoquaient). Un lecteur cultivé et au fait de l’actualité, du temps de Dante et même des siècles qui ont suivi, pouvait reconnaître la plupart d’entre eux.

Dante savait que le caractère encyclopédique de son livre ne pouvait rivaliser avec la Bible et qu’il lui serait reproché d’adopter un ton onirique, plus que réaliste. Le réalisme est inégalement partagé dans l’ensemble, car seuls l’Enfer et le Purgatoire sont décrits de façon représentable visuellement, et que les nombreux personnages qui y figurent sont le plus souvent connus par les lecteurs (qu’ils appartiennent à l’histoire biblique, à l’histoire romaine, à l’histoire des papes ou l’actualité politique florentine). Mais au Paradis, on arrive dans un lieu et un temps qui n’obéissent pas aux mêmes lois.

À plusieurs reprises, Dante, sur le modèle de l’Apocalypse, écrit son livre comme s’il transcrivait un rêve. Il le dit clairement en certains endroits, et il y a, du reste, des passages qui sont des rêves de ses personnages ou ses propres rêves. Le Paradis se déroule, rappelons-le, dans une irréalité qui ne connaît ni temps ni espace, ou qui du moins obéit à des règles qui ne sont pas celles de la sensibilité de veille : on est dans un « temps qui ensommeille » (Paradis, XXXII, 139). Et le dernier chant de la Comédie est pour moitié consacré à la description de l’amnésie onirique au moment du réveil.

En plusieurs endroits, de manière assez récurrente, il est rappelé, dans l’Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, que Dante est le seul vivant parmi les morts. Les damnés et les repentis (pas les élus du Paradis qui universellement illuminés ne découvrent rien et savent déjà tout : ils savent que seule une grâce exceptionnelle a permis sa présence chez les âmes « avant sa mort », « avant son heure », « avant la fin de sa mission », mais ils ne savent pas à quoi il doit cette grâce) s’aperçoivent avec étonnement de sa présence insolite soit à la trace de ses pieds sur la terre ou le sable, soit au mouvement des pierres sous son poids, soit à l’ombre que fait son corps. Les morts en effet ont l’apparence de vivants, mais ils sont immatériels et donc ne pèsent pas et ne forment pas d’obstacles à la lumière. Ces récurrences de scènes en réalité fantastiques ont paradoxalement un fort effet de réel. Tout comme le nom de Dante soudain prononcé à la fin du Purgatoire. Ou les adresses au lecteur.

Le chant XXXII du Purgatoire est probablement, — avec les chants XVIII, XIX et XX du Paradis qui font apparaître un aigle de lumière et le chant XXX qui est l’entrée dans l’Empyrée et où, échappant aux formes perceptives de l’espace et du temps, Dante s’abandonne à des hallucinations sublimes—, l’un des plus riches en visions, Dante traversant le Léthé grâce à Mathilde et dialoguant enfin avec Béatrice. La scène qui commence par un cortège des vertus théologales et cardinales est une vaste métaphore de l’histoire de l’Eglise, déjà évoquée longuement dans l’Enfer, mais ici résumée de façon saisissante. Et la violence de l’allégorie (avec le géant et l’aigle qui s’abattent sur le char et le détruisent) comporte des détails tous significatifs, se prêtant à une interprétation précise et ouvrant sur la symbolique de l’Apocalypse. Mais quelle que soit l’intensité cryptée de ces vers, ils doivent aussi satisfaire, comme du reste l’écrivit avec insistance en 1316 Dante à son ami Cangrande della Scala, seigneur de Vérone, à qui il dédie le Paradis, une lecture « littérale ». La lecture « allégorique, morale ou anagogique » apparaît dans un deuxième temps. Cette lettre qui est une introduction à l’élaboration et au sens de son œuvre, à son style aussi, précise que le souvenir du poète est lacunaire après son voyage chez les morts, parce que « l’intellect a franchi les limites de la condition humaine » et que la « mémoire fait défaut ».

« Le poète vit donc ce qu’on ne sait redire et qu’on ne peut, descendant de là-haut. Il faut bien souligner qu’il dit qu’il ne sait pas et qu’il ne peut pas : il ne sait pas parce qu’il a oublié et il ne peut pas parce que, s’il se souvient et s’il retient ce qu’il a vu, les mots du langage sont insuffisants. En vérité, notre intellect nous permet de voir bien des choses que nos signes linguistiques ne nous permettent pas d’exprimer » (Epitres, XIII, traduit par Roberto Barbone et Antonio Staüble, Œuvres complètes, Le Livre de poche, 1996, p. 559) . C’est précisément ce qui fait que la Divine Comédie (« chant villageois », traduit Dante, écrit dans une « langue vulgaire dans laquelle s’expriment aussi les femmes du peuple ») est un poème et non un traité théologique ni une chronique historique ni un manuel d’astronomie. C’est un chant villageois transhumanisé, qui deviendra donc au cours du texte « poema sacro », poème sacré quand, au début du Chant XXV, après avoir été couronné par saint Pierre, Dante se sent chargé d’une mission qui le distingue parmi tous les poètes du monde et des siècles.

L’aspect théologique, s’il a retenu l’attention des exégètes et des philosophes, étant donné que Dante reprend de nombreux débats développés par les pères de l’Eglise et leurs successeurs (comme par exemple la longue digression des chants V, VI et VII du Paradis sur le péché originel, l’Incarnation, la Crucifixion et plus généralement la Création, la double vengeance — le péché originel puni par la mort de l’homme-dieu en croix, et cette mort, à son tour punie par la destruction de Jérusalem — dans le monologue de l’empereur Justinien et les explications successives de Béatrice ou encore le récit de saint Thomas d’Aquin, à propos de saint François d’Assise et de saint Dominique), n’est pas ce qui a assuré la longévité de la Divine Comédie dans l’histoire de la littérature mondiale. Mais c’est la force des images et la qualité poétique de la narration, en dépit de la perte que lui font subir les traductions sur un plan linguistique.

Mais curieusement, l’indescriptible des visions n’implique pas, pour autant, leur oubli. Ainsi, dans le chant XXIII du Paradis, quand Dante peut soutenir la vision céleste du Christ (28-33), quoiqu’il ne puisse se remémorer précisément comment s’est produite son extase, il est certain qu’elle ne s’effacera pas du livre de sa mémoire : « mai non si stingue/ del libro che ‘l preterito rassegna », « maintient dans le livre de ma mémoire » (53-54). La vision a été « oblita » « biffée » mais elle ne s’efface pas, ne s’éteint (« stingue ») pas. Autrement dit, et tout le sens de la partie narrative de la Divine Comédie est là, il y a des événements intérieurs, fondamentaux pour le salut de l’âme, qui sont indescriptibles et échappent même à la conscience, face auxquels le travail de l’écrivain avoue son échec, mais qui ne sont pas pour autant éteints. Le rapport à la divinité est toujours présentée comme irrationnelle, outrepassant les capacités humaines et donc la narration. Mais la présence vibrante de cette divinité, sa rencontre sont incontestables. L’impossible récit de l’extase, comparée à la foudre explosant hors des limites des nuages (Paradis, XXIII, 40-42), comme le mystique qui « sort de lui-même », n’implique pas son inexistence. Oui, l’esprit est « sorti de lui-même » « di sé stessa uscìo » (44), traduction imagée de la formule de Richard de Saint-Victor, excessus mentis.

C’est, bien sûr, la vision de Dieu qui va échapper au poème. Elle aura lieu au chant XXXIII du Paradis (55-57), mais « outrepasse la parole » (« maggio che ‘l parlar mostra ») et « cede la mamoria a tanto oltraggio », « la mémoire cède à tant d’excès ». « Ce que je vis dépasse tant / Ce que j’écris et ma mémoire / Par cet excès s’avoue vaincue ».

Dire ou ne pas dire, cacher ce qui a été révélé, le faire volontairement ou ne pas être en mesure de redire et d’écrire ce dont il a été le témoin, tel est le dilemme à plusieurs reprises répété par Dante qui cependant sait que sa postérité est dépendante de son souci de vérité. « E s’io al vero son timido amico/ temo di perder viver tra coloro/ che questo tempo chiameranno antico », « Effrayé par la vérité, / Je crains d’être oublié de ceux / Pour qui j’appartiens au passé. » (Paradis, XVII, 118-120).

René de Ceccatty

Extraits de la conférence faite le 25 août 2017 dans le cadre de l’Université d’été du PCF à Angers (Salle Madeleine Braun)

Dante Alighieri, La Divine comédie
Traduit par René de Ceccatty
Points, 690 pages, 13,90 €

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