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Le Jeune Karl Marx. Le communisme sans les ouvriers

Par Balndorn
Le Jeune Karl Marx. Le communisme sans les ouvriers
Après I Am Not Your Negro, Raoul Peck poursuit l’exploration des luttes passées avec Le Jeune Karl Marx. Néanmoins, là où le documentaire I Am Not Your Negroredonnait vie à la mémoire des militant.es, Le Jeune Karl Marx, aussi salutaire soit-il, bute sur la représentation des ouvrier.es.
Une pensée incarnée
On ne peut nier l’importance d’un film comme Le Jeune Karl Marx pour notre époque. À l’heure du renouveau des luttes et des discussions militantes, en parallèle d’un capitalisme toujours plus agressif, revenir au fondement de l’idéal communiste assure une clairvoyante mise en perspective historique.Car le film ne se contente pas de brosser un portrait hagiographique de Marx (August Diehl) et Engels (Stefan Konarske). En les resituant matériellement et philosophiquement dans le contexte de l’Europe des années 1840, Raoul Peck met en scène le combat que les deux Allemands mènent pour imposer leur conception de la lutte au sein des milieux socialistes.Sur le plan matériel d’abord, on se rend d’abord compte de la précarité dans laquelle vivait Marx. Sans tomber dans la misère des classes laborieuses, Marx vit et écrit avec peu de moyens. Entre les directeurs de revue qui ne payent pas ses articles et l’absence de soutien familial, produire l’idéologie chargée de détruire l’exploitation se nourrit de son pénible quotidien. Aux difficultés économiques s’ajoute l’instabilité politique. Ce « Juif socialiste athée » subit expulsion sur expulsion : après la prison à Cologne, voilà qu’on le somme de quitter le territoire français, avant de vivre en reclus dans une petite maison bruxelloise. En somme, une pensée chevillée à un corps en dérive. À mille lieux de l’aisance d’Engels, qui, lui, cherche par tous les moyens à rompre avec l’autoritarisme bourgeois de son père, redoutable patron de filatures en Angleterre. La trajectoire inverse de Marx.
La lutte des idées
Mais c’est surtout sur le plan philosophique que le film se démarque. Le communisme tel que les deux compères le prônent n’a alors rien d’évident au sein des cercles militants. Ces derniers se partagent entre l’anarchisme idéal de Proudhon (Olivier Gourmet), la dialectique désincarnée des jeunes hégéliens, le messianisme néo-christique d’un Weitling (Alexander Scheer) et la bien-pensante Ligue des Justes, qui clame haut et fort que « tous les hommes sont frères ».Loin de céder aux sirènes de la philosophie bisounours, qui rêve d’« harmonie », de « bonheur » et d’« amour », Marx et Engels adoptent une position véritablement matérialiste, qui s’attache à analyser objectivement les mécanismes économiques, politiques et sociaux par lesquels s’opère l’exploitation capitaliste de la force des travailleur.euses. En un mot, le film raconte le basculement de la Ligue des Justes au Parti Communiste, du slogan « All Men Are Brothers » au célèbre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », et donc l’affirmation de la lutte des classes en lieu et place d’une entente cordiale avec la bourgeoisie.
Une forme anti-communiste
Cependant, l’analyse politique de la situation se fait au moyen d’un genre – le biopic – dont Raoul Peck ne conteste pas les présupposés. Car le biopic est le plus souvent associé à l’individualisme, voire l’héroïsme – vers quoi tendent les représentations de Marx et Engels. Or, quoi de plus opposés qu’individualisme et communisme ? Comment peut-on critiquer la propriété individuelle dans les mêmes termes que la philosophie libérale ? Le même problème que 120 battements par minute, qui ne s’aventurait pas aussi loin dans la forme que le militantisme d’Act Up. Esth-éthiquement, le film ne prolonge pas la critique communiste.Et cela a de lourdes conséquences sur la vision du mouvement communiste. Celui-ci semble se réduire à deux personnes : Marx et Engels, tous deux issus, à des degrés divers, de la bourgeoisie éclairée allemande. Le reste : au second plan. Ainsi des femmes, pourtant aussi batailleuses, si ce n’est plus, que les hommes : Jenny Marx (Vicky Krieps), l’aristocrate qui a choisi Marx et la révolte contre sa famille, et Mary Burns (Hannah Steele), l’ouvrière effrontée et rebelle à la maternité, méritaient bien plus que le simple statut d’adjudantes de leurs époux respectifs. Quant aux ouvriers, ils paraissent absents des débats philosophiques et économiques de l’époque ; ils n’existent que pour applaudir et adopter immédiatement le discours enflammé que leur tient Engels. Des masses passives, dominées par des chefs, bien loin des groupes autogérés qui proliféraient et qui ont fait l’histoire des luttes sociales et politiques.En somme, Le Jeune Karl Marx remplace le récit capitaliste par un récit communiste d’où femmes et ouvriers auraient disparu. Le carton final suffit à décrédibiliser un film pourtant bon : contrairement à l’effet de causalité qu’induit ledit carton, il n’a pas suffi de la publication du Manifeste du parti communiste en février 1848 pour déclencher, un mois après, une vague d’insurrections populaires sans précédent en Europe. La logique est inverse : le Manifeste est une conséquence de l’effervescence militante internationale, non son point de départ. L’Histoire n’a rien d’héroïque, encore moins de linéaire ; elle naît de luttes plurielles qui aboutissent à l’élaboration collective de son cours.
Le Jeune Karl Marx. Le communisme sans les ouvriers
Le Jeune Karl Marx, de Raoul Peck, 2017Maxime 

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