Ceci est le seul discours qui a été ignoré par le régime de Bourguiba, du temps de Bourguiba. Les exemplaires édités par la ministère de l’Information (Secrétariat d’État) sont aujourd’hui rares. Sa lecture est d’une importance capitale
si vous voulez comprendre pourquoi Bourguiba a toujours refusé de séparer le religieux du politique et n’a pas accepté de donner un statut laïque à la République tunisienne. Surtout ne continuez pas à penser que le fait de recourir à l’arbitrage de la raison signifie que l’on quitte le mode de penser religieux, en laissant le religieux dans les mains de charlatans qui peuvent s’en servir pour diviser le pays. Le discours date du 8 Février 1961.C’est un moment capital de l’histoire de la Tunisie, dont le ratage explique en partie, les dangers qui menacent le pays aujourd’hui.
Ma recherche me conduit, parfois, sur des chemins que certains éprouvent de la réticence à emprunter; mais ma conscience m’impose la franchise. Je me dois de dire la vérité, même si elle ne devait pas être comprise aujourd’hui. Demain, dans dix ans, dans vingt ou quarante ans, cette vérité s’imposera.
Tant que je crois détenir une parcelle de vérité, je n’ai pas le droit de la taire. Vous me connaissez, plus d’une fois il m’est arrivé, même au cours de la lutte politique, de heurter votre sentiment.
C’est pourquoi je m’adresse aux intelligences dans l’espoir de les ouvrir aux réalités, de les libérer de leurs chaines. Ces chaines c’est à l’intérieur même des esprits qu’il faut aller les chercher.
Mais à aucun moment je n’ai usé, à cette fin, de la force ou de la violence. Car aucune force extérieure n’a prise sur l’intelligence. Il est possible, avec la force, de nous rendre maîtres de la matière, mais l’intelligence ne peut être libérée que par un effort intérieure qui la fait accéder à la maturité. Elle prend alors conscience des chaines qui entravent son essor, s’étonne de ses anciennes conceptions . Les choses lui apparaissent dans une limpide clarté et ses possibilités s’en trouvent accrues.
Depuis le début de notre mouvement, ma règle de conduite n’a pas varié : ouvrir les esprits, relever le niveau intellectuel, briser les chaines qui nous étouffaient , autant de tâches qui m’ont permis de former un noyau de militants qui constituait, certes une minorité, mais avec lequel j’ai pu aller de l’avant, livrer des batailles et travailler pour le bien du pays. La victoire fut au bout de ces batailles et nous avons enfin arraché le pouvoir.
Ce pouvoir nous nous employons, sans cesse, à l’utiliser pour supprimer les dernières entraves , éclairer les voies et relever le niveau du peuple avec des moyens autrement importants que ceux dont nous disposions à l’époque de la lutte contre le régime colonial.
Parmi ces entraves qui paralysent les esprits, d’aucunes, de par leur caractère religieux ont quelque chose de sacré. Or, nous sommes connus pour notre attachement aux choses sacrées et notre respect pour tout ce qui, de près ou de loin, touche à la religion. La matière est délicate et certains éléments, même parmi les destouriens, bien qu’ils soient convaincus montraient de l’hésitation.
Bien des chaines avaient été brisées, bien des yeux s’étaient ouverts à bien des réalités , mais s’attaquer à ce problème ?…Autour de moi les conseils de prudence pleuvaient : »Une si grave question …! »
Pour moi, cette question n’était ni plus ni moins qu’une question comme les autres. Il est encore des gens qui ne conçoivent pas que la raison doit s’appliquer à toutes choses en ce monde et commander toute activité humaine. Pour ceux-là , certains domaines _ celui de la religion en particulier_ doivent échapper à l’emprise de l’intelligence.
Mais alors, en agissant de la sorte, on détruit du même coup la ferveur et la vénération que nous devons à tout ce qui est sacré. »La consigne en la matière, disent-ils est le silence ». Comment admettre cet ostracisme contre la raison La religion? Comment s’abaisser à ce comportement d’animal intelligent ?
La religion ne peut pas le commander.
Mais ces gens là n’admettent pas la discussion. On adopte leur manière de voir ou bien c’est l’apostasie ! Et l’on se trouve forcément devant cette alternative.
Ou bien on masque de mensonge et de tartufferie l’irrespect que l’on porte, en son for intérieur, aux choses sacrées, ce qui n’ajoute rien au prestige de la religion.
Ou bien, on rompt brutalement avec elle. On a pu le constater, dans certains pays où la religion musulmane est apparue comme une entrave à l’activité et au progrès et un facteur de décadence . Ce pays a préféré se détourner complètement de toute vie spirituelle et consacrer dans la légalité , cette rupture. La vie de l’Etat se poursuit dans l’ignorance complète de la religion et les citoyens sont renvoyés à leur propre conscience. Nous avons vu à quels résultats ont abouti ces mesures. Les différentes classes sociales, intellectuels, hommes de la terre,, s’enferment dans leurs particularismes et se dressent les uns contre les autres. Chez les uns les esprits sombrent, chaque jour davantage dans la bigoterie, tandis que chez les autres la liberté déborde les limites du raisonnable : d’où l’abus, au point que le signe du progrès devient la méconnaissance de Dieu et le mépris de la religion. Grave cassure au sein de la Nation.
Nous n’avons pas admis cette issue. Nous ne voulons pas que la Tunisie soit dans l’un ou l’autre camp. Car l’homme qui est devant vous , en qui le peuple tunisien a placé sa confiance, est fermement convaincu que ce n’est pas à la religion musulmane que nous devons ces entraves qui ont arrêté notre marche et paralysé nos intelligences. Je l’affirme catégoriquement. Telle que je la connais, telle que je l’ai étudiée et apprise, telle qu’elle a été vécue et pratiquée par les premiers adeptes et par le prophète lui même, ses compagnons, ses contemporains et ses successeurs, la religion musulmane n’est pas une doctrine d’asphyxie intellectuelle.
Les premiers dirigeants de l’Islam étaient infiniment plus audacieux, infiniment plus libres dans l’application des principes, dans l’effort créateur et l’application aux circonstances que ne le sont nos ulémas de la décadence. L’histoire et la vie du prophète en sont témoins.
Pourquoi pareille audace serait-elle, aujourd’hui bannie ? Pourquoi nous enfermer dans ce que tel a dit et ce que tel a interdit ?
Je n’entends pas à ce que vous partagiez mon point de vue les yeux fermés. Il me suffit que la question soit l’objet d’étude, de réflexion et de libre discussion. Ce qui surprend et peine à la fois c’est de s’entendre dire que les problèmes de ce genre se placent en dehors du domaine de la raison. Voilà bien la grande misère de l’esprit enchainé. « Comment discuter d’un sujet puisqu’on n’en a jamais discuté auparavant ? ». Tel est le suprême argument . Eh bien non ! Il faut en parler, en toute liberté. Dieu nous a dotés d’un cerveau. Il faut en user pour discuter et comprendre les commandements de Dieu. Nous discutons bien de son existence !
Je suis, en effet, persuadé que le plus grand apport de l’Islam est la libération de l’esprit humain. C’est à cette libération que les premiers Arabes musulmans doivent leur immense bond en avant. A lire le Coran et la Vie du Prophète, on est frappé par l’audace de la pensée, qui y éclatent et qui tendent au bonheur de l’Humanité.
Il est naturel que pour la masse, l’Islam ait usé à la fois de belles promesses et de terribles menaces. Il y faut du paradis et de la géhenne. Bien entendu, l’un et l’autre sont définis et décrits avec force détails.Il va de soi que pour l’Arabe de l’époque , le paradis devait représenter ce que l’on peut imaginer de plus beau: des sources aux doux murmures, des arbres et des jardins sous lesquels coulent des rivières. Dans ce pays d’une âpre nudité, quel plus grand délice que l’eau et la verdure. Il faut aussi ajouter quelques houris, quelques adolescentes qui rendent le séjour si agréable, sans compter les fleuves entiers de miel et de beurre fondu. De quoi filer, enfin, le bonheur parfait.
Mais de l’autre côté, il y a les flammes et les braises ardentes de l’enfer. On pourrait croire qu’une fois brulé le réprouvé , réduit en cendres est délivré du supplice. Que non! Sa chaire se reforme et ses souffrances recommencent à l’infini.
Ainsi l’homme primitif est appelé à oeuvrer pour éviter l’enfer et mériter le paradis.
Mais lorsque s’élève la conscience humaine __ ce qui fut le cas dans le siècle d’or de la civilisation musulmane __ les grands maîtres de la doctrine, tels Ghazali et d’autres nous enseignent que cette croyance est d’un niveau inférieur à celui de la foi qui n’attend des oeuvres accomplies aucune récompense terrestre ou céleste, mais recherche seulement la paix de la conscience. Accomplir le devoir, exercer la charité, pardonner les injures, toutes ces vertus musulmanes se présentent comme des dons de soi pour se rapprocher de Dieu.
Il faut cependant remarquer qu’en oeuvrant dans l’unique intention de mériter le paradis et d’éviter l’enfer, appliquant scrupuleusement les enseignements divins, l’homme travaille à son bonheur d’ici-bas.
Voilà qui est capital ! La religion n’est-elle pas faite pour les hommes et n’a-elle pas pour objectif d’empêcher que l’homme soit un loup pour l’homme ?Faute d’Etat organisé __ comme c’était le cas à l’époque __ elle incitait le nomade du désert à faire le bien et freinait ses mauvais instincts par les sanctions annoncées. Et c’est ainsi qu’en observant les commandements, en s’abstenant du vol, de la boisson, en exerçant la charité et en faisant le bien autour de soi, il contribue à l’harmonie de la vie sociale. Que vienne l’heure du jugement dernier il aura gagné la félicité ici-bas et au ciel.
Par contre pour celui qui est sceptique sur l’au-delà, il aura accompli son devoir , il aura produit et triomphé ; il aura satisfait sa conscience.
Avec la corruption des esprits, avec la tendance à méconnaitre les vérités essentielles et à s’attacher à la forme en délaissant la substance, le monde musulman connut la décadence.
En tant que Chef D’Etat, responsable des progrès de la Nation dans ce monde, au même titre que le Prophète, pour les Musulmans de l’époque, il est de mon devoir de penser à tout ce qui est de nature à la consolider, à la relever et à lui insuffler un dynamisme créateur . Je me dois de vous faire sentir la nécessité de réfléchir à ces moyens de rénovation nationale , avec une optique nouvelle et de leur prêter le même caractère sacré et catégoriquement obligatoire qu’aux prescriptions religieuses. Le travail, le comportement ne seront plus dictés par la peur du gendarme ou de la loi, mais par la conviction qu’ils relèvent à la fois des commandements de la religion, de la société et de la conscience. Qu’il y ait discordance entre la conscience, l’intelligence et les enseignements religieux et tout est désorganisé.
J’en ai assez dit pour situer cette catégorie d’hommes qui, non contents d’avoir justifié la naturalisation et d’avoir poussé Algériens et Marocains à la capitulation, veulent s’ériger, maintenant, en défenseurs patentés de la religion et prétendent nous en montrer sous le rapport de la morale. Ce qu’ils veulent, en fait, c’est miner un régime qui porte les espoirs de ce peuple. Voila ce que le peuple tunisien doit comprendre.
Je vous ai déjà indiqué les grandes lignes et les objectifs de notre action économique. Aujourd’hui j’ai voulu vous éclairer sur la philosophie de la religion afin de vous aider à mieux la comprendre et à mieux déceler les intentions véritables de ceux qui n’éprouvent aucune honte, scrupule, quand il s’agit de leurs intérêts sordides.
Le peuple ne doit compter que sur lui-même . Il n’a nul besoin de ces censeurs infatués qui discréditent la religion et tuent son rayonnement . La religion est faite pour étayer la raison et décupler les moyens de l’homme. Comment admettre qu’elle puisse s’opposer au progrès des musulmans et freiner leur élan vers le mieux être ? Bien au contraire. La religion est faite pour l’harmonie de la société et le progrès de la condition humaine.
Je voudrais vous habituer à juger les choses selon les critères de la raison et à faire preuve de courage intellectuel et moral et à ne pas attendre pour connaitre ce qui est objectivement juste ou faux que d’autre l’ait fait avant vous.
Lorsque notre mouvement a commencé, on nous considérait volontiers comme fous : nos moyens paraissaient dérisoirement faibles, comparés à l’ampleur de nos objectifs et aux forces qui nous étaient hostiles. Mais nous savions que nous étions sur la bonne voie. Tôt ou tard la raison doit prévaloir.Le bon sens est la chose la mieux partagée du monde. C’est à la raison que je m’adresse. Je le fais avec toute la foi , toute la conviction dont je suis capable. Je sais qu’il restera toujours quelque chose de ce que je dis. Quand on sème, les grains tombent les uns en terrain fertile, les autre en terrain stérile. Je souhaite que ceux que je sème trouvent en Tunisie un terrain fertile.
(Habib Bourguiba, le 8 Février 1961 à Tunis.)