On me pardonnera cette impertinence d’autant plus mal venue sans doute que le sujet traité, Le Festival mondial du théâtre de Nancy qui a bouleversé l’histoire du théâtre français (et pas que) du XXe siècle, n’a pas été écrit par un universitaire, mais par un journaliste-écrivain, Jean-Pierre Thibaudat. Impertinence mal venue si on veut bien considérer que cette « utopie théâtrale » (c’est le sous-titre du livre) qui se développa sur une vingtaine d’années, de 1963 à 1983 est née du « théâtre étudiant » et que sans l’appui de la FNTU (Fédération nationale du théâtre universitaire) il n’aurait pu véritablement éclore et qu’au moins durant cinq années le Festival a bien été le Festival mondial du théâtre universitaire (« les Dionysies du théâtre étudiant » en 1963). Il est heureux que, par un concours de circonstances – trente ans après la fin de l’aventure nancéienne il existait un reliquat que tout le monde avait oublié ! – il ait été décidé qu’un livre « qui raconte l’histoire du Festival autrement qu’à travers une compilation » soit réalisé et que le choix de l’auteur se soit porté sur Jean-Pierre Thibaudat. Cela donne en effet un livre qui consigne certes les minutes du festival, mais le fait sous forme de récit.
Un roman passionnant divisé en autant de chapitres qu’il y eut d’éditions du festival (c’était tout trouvé !), mais avec à chaque fois un titre : « Nancy chante l’Internationale : le Festival invite le monde entier », « Fin de l’émergence, début de la reconnaissance », etc.) et aussi cette trouvaille qui consiste à rappeler à chaque fois les événements politiques importants de par le monde. Une manière élégante de bien insister sur l’ancrage du Festival dans son environnement social et politique, national et mondial. Cette ouverture au monde bien avant le Festival d’automne né près de dix années après le Festival de Nancy, en 1972, dans la lignée (décalée et avec des moments de rapprochement) du parisien Théâtre des Nations qui existait depuis 1956, est bien l’une des données fondamentales de la manifestation nancéienne.
Le récit de Jean-Pierre Thibaudat — « un récit écrit et documenté par… », est-il signalé en page de titre — parfaitement écrit est vif, clair et passionnant. Il épouse le rythme même (en plus rigoureux…) de l’aventure qui fut, en ses débuts, celle d’un homme, un Nancéien de 23 ans, amoureux de théâtre, Jack Lang. Au fil des pages on se dit d’ailleurs que l’ouvrage aurait pu associer dans son titre le nom de celui qui allait devenir ministre de la culture sous François Mitterrand. Car Jack Lang est présent à toutes les pages du livre, ce qui est la moindre des choses si l’on veut bien considérer qu’il fut présent à toutes les étapes, petites et grandes, du Festival. En juste retour des choses, comme il est dit dans l’épilogue, « le Festival a infléchi la vie de Jack Lang » comme il a infléchi celle de beaucoup d’autres…
Le livre commence ainsi : « On l’attend. Depuis la première réplique de la pièce, on ne parle que de lui. Le procédé théâtral est ancien, usé même, mais increvable. Les grands dramaturges y cèdent avec plaisir : on fait saliver le public, jusqu’à ce que son désir de voir apparaître le héros soit à son zénith ». Malin, Thibaudat fait sien le procédé. Le héros en l’occurrence qui finira par apparaître, c’est Jack Lang en personne, grand ordonnateur de la manifestation dont on suivra l’itinéraire plus de vingt années durant, vingt années qui en ont fait l’homme politique que l’on connaît avec des « stations » fondamentales, comme la venue au Festival de François Mitterrand qui venait d’être battu à l’élection présidentielle de 1974, mais avec un score plus qu’honorable qui lui permettait de poursuivre de manière accélérée sa marche vers le pouvoir. Autres étapes importantes pour Lang, celle où il fut nommé à la direction du Théâtre de Chaillot, puis celle de sa destitution un peu plus tard par Michel Guy, le fondateur du Festival d’automne… C’est en tout état de cause un véritable portrait de Jack Lang qui nous est dessiné, un bourreau de travail, n’hésitant pas alors que personne ne le connaît encore, à écrire (plutôt bien) des centaines et des centaines de lettres aux ministres, ambassadeurs et autres personnalités, sollicitant avec l’appui de son équipe (une vingtaine de personnes dès la deuxième édition) les uns et les autres pour pouvoir aller dénicher et faire venir des équipes théâtrales de tous les pays du monde. C’est un essaim de « correspondants » bénévoles qui s’en fut de par le monde pour aller chercher ce que personne n’avait encore vu en France et encore moins dans la ville conservatrice de Nancy. Cette ville va devenir un véritable carrefour de toutes les nouveautés théâtrales qui marquent encore notre temps aujourd’hui.
À cet égard le Festival constitue le moment de basculement d’un monde à un autre ; certes l’époque (1963-1983, avec le pic de 1968) l’attendait impatiemment, encore fallait-il répondre à cette attente, dans le plus grand des désordres créatifs sans doute, avec des ratés, mais toujours avec passion et d’inestimables trouvailles. Jerzy Grotowski, le Bread and Puppet, Pina Bausch, Tadeusz Kantor, Bob Wilson, Shuji Terayama… pour n’en citer qu’un tout petit nombre dans le désordre, se sont fait connaître à Nancy. Tout aussi nombreux sont ceux qui les ont accompagnées, de Bernard Dort à Gilles Sandier et autres gens du métier comme on les appelle, pour animer débats et rencontres qui firent les beaux et parfois tumultueux jours du festival. Seul regret : que Jean Vilar n’ait pu venir malgré son soutien… C’est ce monde que Jean-Pierre Thibaudat, riches illustrations à l’appui qui rythment le déroulé du texte, fait revivre avec talent.
Jean-Pierre Han
Jean-Pierre Thibaudat, Le Festival mondial du théâtre de Nancy. Une utopie théâtrale, 1963-1983. Les Solitaires intempestifs, 395 pages, 23 €
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