Le poète syrien, naturalisé libanais, puis français, Adonis présentait il y a une trentaine d’années Kitab Al-Mawaqif, œuvre mystique du Xe siècle du mésopotamien Muhammed Ibn ‘Abdi ‘l Jabbar Ibn al-Hassan al Niffari, alors traduite sous le titre Le livre des stations par Maati Kâbbal (Editions de l’éclat, 1989). Il en soulignait le caractère novateur, « moderne » et même révolutionnaire. « Il nous apparaît aujourd’hui que le texte de Niffari a une présence resplendissante qui illumine l’écriture arabe moderne dans son effort de se débarrasser l’expression morte. Il n’éclaire pas seulement l’écriture arabe, mais l’écriture d’une manière absolue ».
Pourquoi révolutionnaire et pourquoi novateur ? Parce que cette œuvre, redécouverte en 1934 par l’orientaliste anglais Arthur John Arberry, était née, nous disait Adonis, « dans une ère culturelle qui repose sur la conviction qu’il n’y a qu’une, unique et dernière, vérité ; et de tout autre qu’elle est futile. Aussi cette vérité est-elle matérialisée par une loi qu’appuie et protège un système politique. Toute parole ou bien concorde avec cette vérité (et à ce moment-là, elle est superflue), ou bien la contredit (et il faudra alors la réfuter ou la bannir.) »
Or, justement, le texte mystique conteste cette unicité et autorité de la loi, étayée par un système politique qui finit par se substituer à la religion en la dénaturant. Le mystique dialogue avec Dieu qui, comme dirait Dante, « transhumanise » le rapport entre la terre des hommes et le ciel de la divinité. Non seulement ce rapport outrepasse, dépasse, transcende l’humain, et donc le pouvoir des hommes sur les hommes, mais contourne le mode de communication rationnel. Il installe la réflexion, l’intériorisation dans un autre champ de communication. Et un poète aussi hostile à la sécularisation du pouvoir religieux transformé en pouvoir temporel et politique qu’Adonis ne pouvait évidemment qu’être sensible à cette parole mystique qui révolutionne, par sa pensée même et ses principes spirituels, la poésie et plus généralement le langage.
Adonis écrit également dans sa préface : « Ce qui est essentiel dans le texte de Niffari, c’est son détachement de l’ordre nominatif (significations, sens, images, etc.), attribué aux choses par l’écriture qui l’a précédé (les choses nommables). Niffari écrit l’imperceptible et l’inexploré. Il soustrait les choses à leur passé, leurs noms antérieurs, leur mode d’expression, et les inscrit sous une autre forme, leur attribuant des noms nouveaux. L’écriture, ici, est une transformation ; elle transforme les choses là où elle transforme les formes et leurs rapports. Elle transforme le langage où elle crée des rapports nouveaux entre les mots et les choses. » Ou encore : « Une expérience qui va au-delà du réel afin de mettre en ordre le désordre qu’il habite et de parvenir à explorer ce qu’il voile. »
On ne s’étonnera pas que, partant d’un texte aussi ancien et aussi inspiré, Adonis préfère se tourner vers le « dérèglement de tous les sens » et le « je est un autre » de Rimbaud ou vers l’expérience surréaliste, que vers sainte Thérèse d’Avila et à son Château de l’âme auxquels on ne peut s’empêcher, cependant, de penser en suivant le dialogue vif et cinglant entre Dieu et le mystique. De même qu’on ne s’étonnera pas qu’Adonis mette en rapport les apparents paradoxes de Niffari avec certains kôan zen, en l’occurrence plutôt chinois que japonais.
En revisitant le même texte (entre-temps plusieurs fois retraduit) et en le traduisant lui-même avec l’aide de Donatien Grau, Adonis le radicalise encore et lui restitue en français cette vitalité insolente qui lui a tant plu dans sa version originale. Autrefois traduit sous le titre Livre des stations (également chez Arfuyen, par Mohammed Oudaima), puis Livre des haltes (chez Actes Sud, par Samir Ali), le recueil prend désormais celui de Livre des extases, ce que justifie le co-traducteur dans sa préface : « extase qui, étymologiquement, contient la racine istanai, signifiant en grec ‘se tenir’, et correspondant exactement au sens local du terme arabe ; mais l’extase, celle des mystiques, celle des sages, des magiciens d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, qui traverse les civilisations, et qui qualifie l’expérience transformatrice du sacré, sans frontière, de temps, ni de lieu. »
Cette nouvelle traduction permet sans doute de mieux évaluer la révolte d’Al-Niffari et son besoin d’écrire un texte qui définisse une nouvelle forme de perception du réel, comme l’a souligné Adonis. Révolte contre un rationalisme trop refermé sur lui-même, s’appuyant sur une science que le poète met en cause, si la science est renoncement au doute. De même, le poète enjoint le mystique à ne jamais se perdre dans un examen de conscience obsédé par la loi et sa transgression, obsédé par la culpabilité et la condamnation des infidèles. « Il m’a arrêté dans la belle grâce et Il m’a dit : ‘Ne te retourne pas pour parler du péché ; car tu pécheras. Tu pécheras par ce retour même’. Il m’a dit :‘Parler du péché t’induit à l’aimer. L’aimer t’induit à le répéter’. »
Le chant XXXIV de l’indicible est l’un des plus troublants : « Il m’a arrêté dans l’indicible et Il m’a dit : ‘Par lui tu te rassembles dans le dicible’. Il m’a dit : ‘Si tu ne vois pas l’indicible, tu seras dispersé par le dicible’. Il m’a dit : ‘Le dicible te pousse vers le dit. Le dit est une simple parole. Ce ne sont que des lettres’. » On est tenté, là aussi, de rapprocher cet éloge du silence de plusieurs vers de Dante (dans le chant XXXIII du Paradis) « Ce que je vis dépasse tant / Ce que j’écris et ma mémoire / Par cet excès s’avoue vaincu ». L’extase, dit Dante, est, pour reprendre la formule de Richard de Saint-Victor « excessus mentis », sortie hors de l’esprit, comme une foudre crevant les nuées : « Le feu, libéré des nuages, / pour exploser hors de ses murs, / Contre nature, tombe à terre. // Ainsi mon esprit agrandi / Par le mets divin, sort de lui, Oubliant ce qui s’ensuivit. » (Paradis, chant XXIII).
Et cette ascèse que la divinité demande au mystique de s’inventer lui-même, sans la lui imposer, passe par une perte d’identité et même de subjectivité, mais n’en est pas pour autant soumission aveugle. Dans l’Extase de la compréhension et du retournement du regard, la divinité dit au mystique : « Si je te nomme, ne prends pas de nom. Si je t’orne, ne t’orne pas. Ne M’invoque pas : si tu M’invoques, Je te ferai oublier Mon invocation. » Et plus précisément encore dans l’Extase XLIII : « Si tu te donnes à l’islam, tu seras impie. Si tu questionnes tu seras musulman. » Ce que Maati Kâbbal traduisait de manière moins directe et plus ambiguë : « Si tu te soumets, tu deviens un impie ; et si tu sollicites quelque chose, tu te soumets. »
Et en ce qui concerne la prétendue armée de Dieu et les prétendus redresseurs de torts des infidèles : « Si tu vois Mon ennemi, dis-lui que ton malheur dans la protestation contre lui est plus grand que Mon malheur dans ton acceptation de Moi. » (Extase de la robe, XLVIII). Enfin, dans L’Extase du sermon : « Garde-toi d’une connaissance qui proteste et n’autorise pas, qui exige et ne transporte pas, qui contraint et ne facilite pas. »
René de Ceccatty
Livre des extases, d’Al-Niffari Traduit de l’arabe par Adonis et Donatien Grau Les Belles Lettres, 186 pages, 19,50 €
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