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Karl Marx : Le triomphe des idées

Publié le 24 octobre 2017 par Les Lettres Françaises

Karl Marx : Le triomphe des idéesRaoul Peck est indéniablement un réalisateur engagé. Que ce soit pour ses documentaires ou ses fictions, il choisit des sujets brûlants et n’hésite pas introduire des éléments personnels parmi les matériaux présentés dans ses films. C’est aussi un réalisateur au parcours international, et il ne s’agit pas là seulement d’une formule toute faite, trop souvent employée pour surexposer une présence anecdotique dans l’une ou l’autre des industries cinématographiques de part et d’autre de l’Atlantique. Le cinéma de Peck est international parce qu’il puise sa matière à Port-au-Prince, à Kinshasa ou à Berlin, tout autant qu’à New York (où il enseigna) et à Paris (où il dirige la Fémis depuis 2010). Enfin, Raoul Peck est un réalisateur qui se revendique comme marxiste. Cette dimension donne certainement le ressort simultané pour les aspects à la fois les plus réussis et les plus décevants de son dernier film, Le Jeune Karl Marx.

Ce film relate le parcours de Karl Marx entre 1843, – année de son mariage avec Jenny, mais aussi de leur fuite à Paris, sous la pression des autorités prussiennes – et 1848 – année de la publication du Manifeste du Parti communiste, ainsi que des insurrections à travers toute l’Europe alors sous le joug de diverses monarchies absolutistes. Ce sont aussi les années de la rencontre avec Friedrich Engels et de la constitution de leur amitié, de l’exil en Belgique après avoir participé à la vie des groupes révolutionnaires parisiens. Ce sont aussi les années où le jeune Karl Marx établit son positionnement singulier dans le mouvement révolutionnaire européen en fixant la ligne de front non plus seulement autour de grandes abstractions telles que liberté, égalité ou fraternité, mais à partir des conditions concrètes de l’oppression, à savoir le capitalisme industriel en plein développement.

Il faut tout d’abord noter que le film adopte par bien des aspects une forme on ne peut plus classique. Il déploie notamment les codes standards forgés tout au long de l’histoire du cinéma dès lors qu’il s’agit d’aborder la biographie d’une personnalité historique. La reconstitution est soignée, avec décors, costumes et accessoires rigoureusement conformes à la réalité de l’époque. La mise en scène est didactique afin de resituer les évènements relatés dans leur contexte et montrer comment le personnage historique a pu peser sur son époque, mais le traitement reste dans le schéma narratif de la monoforme qui domine la production audiovisuelle contemporaine. Le fait que la production de ce film résulte d’une commande initiale de la chaîne Arte qui aurait du déboucher sur un documentaire, n’est sans doute pas étranger à ce cadre formel apparemment très académique. Il ne sera peut-être plus jamais possible de produire dans ces conditions une œuvre telle que La Commune de Peter Watkins.

Cependant, le film présente plusieurs tentatives pour détourner ce cadre. Ces tentatives ne reflètent pas que des libres choix d’ordre esthétique ou créatif, mais elles sont aussi là pour tenir compte du fait que l’œuvre de Karl Marx expose une conception de l’Histoire qui laisse peu de place à la figure héroïque sur laquelle repose le traitement biographique classique au cinéma. Ainsi, il ne s’agit pas tant de relater les exploits personnels du jeune Karl Marx que de montrer que son action s’inscrit dans un processus collectif.

La rédaction des grands textes passés à la postérité avec la signature de Marx ou Engels est ainsi montrée comme résultant de conversations avec leurs proches, à commencer par leurs compagnes. Les dialogues de ces scènes y sont souvent des citations pures et simples des textes en question, ce qui donne l’occasion de faire résonner leur pertinence. Les conditions matérielles de production de ces discours sont aussi clairement exposées. On est ainsi loin de la vision évanescente de la création littéraire ou de la réflexion philosophique issues d’un pur effort intérieur. Ce parti pris, tout à fait en phase avec le postulat matérialiste de la philosophie de Marx, représente une façon de prendre le contre-pied de la biographie centrée sur le génie individuel, et permet ainsi de subvertir un modèle idéologique dont Marx avait déjà fait sa cible.

Malgré ces tentatives pour détourner le cadre, le schéma narratif de la monoforme impose cependant trop de contraintes pour ne pas induire aussi quelques aspects plus décevants du film de Peck. Ainsi, par exemple, toute la spécificité de l’approche marxienne du mouvement d’émancipation est dispersée dans une série de répliques plus destinées à porter la narration qu’à donner vie à une pensée. La prise de contrôle de l’appareil militant constitué par la Ligue des Justes et converti ultérieurement en Ligue des Communistes prend ainsi la forme d’une dérisoire joute rhétorique en gommant les enjeux – pourtant énoncés par le personnage de Karl Marx en de multiples occasions – de la dénonciation des approches idéalistes. Que la société inhumaine qui se manifeste explicitement dans les années 1840 nécessite une transformation est un constat partagé par tous les socialismes de l’époque. Mais l’approche marxienne est spécifique par le fait qu’elle pose, comme préalable à toute démarche révolutionnaire, une nécessaire compréhension théorique (et matérialiste) de la société capitaliste, et non pas d’invoquer abstraitement des idéaux transcendants pour mobiliser les bonnes volontés, au risque de reconduire la même forme de synthèse sociale drapée dans de nouveaux oripeaux.

La forme adoptée par Peck pour son film ne permet pas de restituer cette facette primordiale de la pensée de Marx, malgré les indices semés tout au long. En cela, Peck témoigne bien d’une certaine prégnance du marxisme traditionnel, celui qui, tout en brandissant la figure tutélaire de Marx a fini par s’aligner sur ceux que ce dernier tentait à raison de neutraliser dès les années 1840.

Eric Arrivé

Le Jeune Karl Marx, réalisé par Raoul Peck
Diaphana distribution, 2017, 118 minutes.

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