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Salam ! La politique en surface dans le street art arabe

Publié le 24 octobre 2017 par Gonzo

Salam ! La politique en surface dans le street art arabe

La photo est impressionnante : sur les terrasses de quelque 85 immeubles, Ashekman, un duo de rappeurs, graffeurs et – c’est rarement mentionné… – créateurs d’une ligne de street wear, a dessiné un graffiti géant de plus d’un kilomètre de long. En lettres vert pistache fluorescent, d’une peinture destinée à renforcer l’étanchéité des toitures tout en améliorant leur résistance thermique aux chaleurs estivales, une cinquantaine de volontaires ont inscrit le mot salâm (« paix » mais également « bonjour »). Il s’étend tout au long (et un peu de part et d’autre pour la toute dernière lettre, me semble-t-il) de la rue séparant les quartiers de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbaneh à Tripoli au nord du Liban, symboles, depuis des décennies, d’un affrontement où se mêlent inextricablement les allégeances confessionnelles, partisanes, familiales, sur fond de grande pauvreté. Comme l’expliquent ses deux promoteurs, les frères Omar et Mohamed Kabbani (عمر ومحمد قباني), le projet a pour ambition de donner une autre image de leur ville et de leur pays en montrant comment « un ancien champ de bataille, empli de haine, s’est transformé en plateforme où règnent le dialogue et la liberté » (witnessing the transformation of an ex-battlefield full of hatred to a platform where dialogue and freedom reign). Trois années de travail pour une réalisation autofinancée à 80 % par ses initiateurs à la suite de la défection des sponsors effrayés par la localisation finalement retenue (article du Hayat).

Si les graffitis sont aussi vieux que les pyramides dans cette partie du monde, c’est avec les soulèvements de l’année 2011 (dits du « Printemps arabe ») que ce phénomène, jouant en particulier sur les qualités plastiques de l’alphabet arabe, a pris une dimension particulièrement spectaculaire, documentée et analysée dans d’innombrables articles, documentaires, livres et autres travaux en sciences humaines (plus modestement, en fin d’article une recension des billets de CPA traitant de la question). Épicentre, avec Tunis, des bouleversements politiques de cette période, Le Caire et l’Égypte en général ont occupé une place toute particulière sur cette scène des luttes politiques et esthétiques. Reproduites, littéralement parlant, à des centaines d’exemplaires, les icônes de la révolution ont ainsi fait l’objet d’âpres luttes quant à leur destinée dans l’espace public. Dès la fin de l’année 2012 notamment, le recouvrement des fresques de la rue Mohammed Mahmoud et des murs de l’Université américaine du Caire (AUC) avait été interprété par nombre d’activistes comme une volonté d’effacer la « révolution du 25 janvier » 2011.

Mais ce n’est pas seulement suite à son effacement que le discours révolutionnaire du graffiti a perdu sa place dans l’espace urbain. Très vite en effet, son pouvoir de subversion a été désamorcé par une utilisation commerciale et spectaculaire du street art, à l’image des très peu révolutionnaires autorités des Émirats arabes unis célébrant l’anniversaire de leur fondation et leur « esprit d’unité » par la création, à Dubaï, d’un (assez laid) mural de plus de 2 km, destiné, bien entendu, à figurer dans le Guinness des records ! En partie phénomène de mode, le graffiti attise des ambitions dont se sert par ailleurs le pouvoir politique pour promouvoir des représentations jugées moins dérangeantes. Symboliquement, la rue Mohammed Mahmoud au Caire a ainsi été le théâtre, en avril 2015, d’une violente polémique contre WOW (Women On Walls). Sous prétexte de contribuer à l’empowerment des femmes, l’ONG avait œuvré à une « révision » des fresques de l’AUB, contribuant ainsi à gommer à son profit (au sens propre du terme) les aspects les plus saillants des luttes politiques. À ces accusations se mêlaient bien d’autres enjeux, à commencer par des rivalités autour de la légitimité de ses présidentes, Mia Grondahl et Angie Balata, à se poser en quelque sorte comme les curatrices en chef du street art égyptien quand d’autres, tels les auteurs d’un livre intitulé Walls of freedom, subissaient la censure du régime. Significativement, c’est d’ailleurs sur les murs de Berlin que l’un d’entre eux, l’artiste Abou Bakr/Don Karl, crée désormais des fresques qui n’auraient aucune chance d’être autorisées dans son pays. Mona Abaza a sans doute raison quand elle voit, dans la mort plus que suspecte du jeune activiste Hisham Rizq (هشام رزق) en juin 2014 le symbole de la disparition du graffiti révolutionnaire, au profit de quelque chose « qui semble évoluer vers une sorte d’art décoratif au message politique de plus en plus flou » (which seems to be turning into a sort of decorative art, whose political messages are increasingly blurred).

Un processus qu’il convient aussi de replacer dans le contexte politique de toute la région. Par exemple, c’est à la même époque – mars 2015 – qu’on a assisté, au Liban, à une étonnante « union sacrée » entre le Hezbollah et le Courant du futur (تيار المستقبل) pour une fois d’accord sur la nécessité d’effacer des rues tous les « slogans, calicots et banderoles politiques ». Une campagne de nettoyage dont avaient été victimes, à l’époque, les frères Kabbani déjà mentionnés, pour une fresque dûment commanditée (et autorisée) par l’ONG March (qu’on a retrouvée dans l’opération de Tripoli). Patronné par les acteurs politiques, en tout cas produit avec son accord, le street art abandonne ses ambitions révolutionnaires au profit d’un discours humaniste vantant les mérites du civisme et de la sensibilisation aux grandes causes. Tout récemment, à Tripoli, avec le message de paix dessiné par le duo Ashkeman comme on l’a vu mais, à la vérité, en de multiples autres occasions, par exemple lors de l’opération Ouzville dans la banlieue sud de Beyrouth cet été.

Force est de reconnaître que bien des interventions graphiques actuelles, si ce n’est la plupart (en tout cas pour celles qui bénéficient d’une médiatisation), évacuent toute critique radicale au profit d’un discours consensuel. Devenu, littéralement parlant, un aimable « cache-misère » peu susceptible d’inquiéter le pouvoir politique, le street art arabe donne bien l’impression de surfer sur la mode en s’en tenant à la surface des choses.

Petit retour en arrière sur des billets dans lesquels il était question de graffitis… En décembre 2009, dans un texte envoyé par quelqu’un(e) de Tunisie intitulé « Lettre de Tunisie : graffiti et culture alternative« , à la fin, l’évocation de graffitis littéraires. À la fin de l’année 2011, deux billets intitulés respectivement « Virtual et concrete : petite contribution à la création graphique de la révolution égyptienne » et « La révolution arabe : une création sans chef (d’œuvre) et dialogique ». En mars 2017, un billet sur Banksy en Palestine (on y reviendra)intitulé « La dystopie du g(r)affeur : Banksy et le Walled Off Hotel de Bethléem » : ici et là.


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