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Des films du Universal Monsters Universe, Frankensteinest le plus connu, et celui qui a le mieux résisté à l’épreuve du temps. Parmi ce fatras de productions horrifiques, James Whale se distingue en proposant une représentation un brin plus complexe de la monstruosité, qui tiendra désormais lieu d’étalon du genre.
La question du Mal
Comme Dracula, Frankenstein se situe dans la veine expressionniste. Si la créature (Boris Karloff) n’apparaît pas explicitement dans le cinéma allemand de ces années-là – hormis sous la forme du Golem, dans le film éponyme de Paul Wegener (1920) –, la mise en scène se revendique bien plus du Cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene, 1920) que Tod Browning pour son film de vampires. De Caligari, on retrouve l’architecture biscornue, à l’image de l’escalier tortueux de la tour où travaille Frankenstein (Colin Clive), et la saturation de l’espace par les lignes et les angles comme la salle d’expérimentations où renaît la créature. Au film-phare du cinéma expressionniste, James Whale emprunte également le monstre. Le sien s’inspire de Cesare, le somnambule-zombie ; comme lui, la créature sur-maquillée ne s’exprime que par grognements, a pour péché mignon l’enlèvement de jeunes femmes, et déclenche par sa seule présence une peur panique. Mais le cinéaste américain s’écarte de son homologue allemand dans la figuration du savant fou. Le docteur Caligari a tout du méchant tyrannique ; sa représentation s’ancre profondément dans le manichéisme, dont Robert Kracauer travaillera la filiation dans son ouvrage central De Caligari à Hitler. Le docteur Frankenstein n’appartient pas à cette catégorie de savants. Fou, il l’est ; mais sa folie révèle son humanité. Orgueilleux, il commet l’antique péché d’hybris en désirant voler à Dieu le pouvoir de donner la vie. Et les fléaux que répand sa création ne sont que le juste châtiment de sa démesure. Aussi les lignes de démarcation entre Bien et Mal se brouillent. On ne sait de qui vient le mal : du savant fou, qui souhaite offrir, tel un « Prométhée moderne » (sous-titre du roman de Mary Shelley), le don de la vie au genre humain ? l’imbécile assistant Fritz, larbin disgracieux obéissant à la voix de son maître ? ou bien la créature elle-même, malheureux assemblage de cadavres affublé d’un cerveau de criminel, ramené à la vie sans son consentement ? La culpabilité se répartit entre les différents protagonistes du drame. Contrairement à Dracula, le Mal ne vient pas d’un lointain étranger ; il naît de la modernité technique et scientifique.
Étude de tératologie appliquée
Au centre de ce dispositif moral complexe : la créature. Sa première apparition fait date dans l’histoire du cinéma d’horreur : d’abord fragmenté sur la table d’opérations, son corps surgit dans son entièreté lorsqu’un triple raccord dans l’axe fait jaillir le visage tuméfié de Karloff. Il faut louer ici le travail du maquilleur Jack Pierce, qui parvient à rendre atone, presque en-deçà de l’humain, le visage carré de l’acteur, avec peu de moyens. La difformité des traits n’est pas cachée : au contraire, on la souligne, on la met en lumière, on la montre.Car le monstre forme le cœur des films de la Universal. Cependant la créature ne tient pas le même rôle que Dracula : elle ne vient pas perturber les normes sociales en vigueur, mais offrir aux regards curieux l’image d’un homme en devenir. Une esquisse d’être humain, où l’on contemple plus ce qui manque que ce qui est. Le film rejoint ainsi la grande tradition de la tératologie, la science des monstres, qui s’associe dans l’intrigue à la plus que douteuse physiognomonie, pseudoscience qui entendait décrire le comportement moral d’un individu (en particulier des « déviants ») à partir de son physique. Le professeur Waldmann (Edward Van Sloan) sert ici de caution scientifico-morale. À rebours de Frankenstein, il joue la prudence et la modération. À travers ses yeux, la caméra dé-visage l’étrange faciès de la créature, observe ce masque en tant que masque, comme pour sonder, dans ces yeux où ne brille nulle lueur, dans ces joues boursouflées que n’agite aucun souffle, les abysses métaphysiques où s’abîme l’orgueil humain.
Frankenstein, de James Whale, 1931 Maxime