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Jean-Philippe Toussaint : Littérature et cinéma

Publié le 02 novembre 2017 par Les Lettres Françaises

Jean-Philippe Toussaint : Littérature et cinémaAdolescent, Jean-Philippe Toussaint se serait bien vu cinéaste ; il s’était même attelé à la tâche en écrivant le petit scénario d’un court-métrage muet, en noir et blanc, d’un championnat du monde d’échecs dont serait déclaré vainqueur le gagnant de dix mille parties, championnat qui durait donc toute la vie, qui était la vie même. Mais, à la même époque, il a fait une lecture déterminante, celle de Crime et Châtiment, qui est la mort même, d’autant qu’il s’est aussitôt identifié au personnage de l’assassin Raskolnikov… Jean-Philippe Toussaint dira même, dans son livre d’essais L’urgence et la patience  (2012), que le crime de la vieille usurière de Petersbourg a été fondateur, aussi bien pour la vie de Raskolnikov que pour la sienne – Raskolnikov devenant assassin, et lui-même, écrivain (en effet, un mois après avoir lu ce chef-d’œuvre, un mois plus tard, donc, il s’est mis à écrire ; et il écrit toujours).

Il publie aujourd’hui Made in China, aux éditions de Minuit où paraissent tous ses livres, depuis le premier, La Salle de bain, en 1985, qui a fait de lui ce que Jérôme Lindon, son éditeur, a appelé un romancier impassible ; en vérité Jérôme London avait réuni, en 1989, quatre de ses romanciers sous ce terme de « romanciers impassibles » : Christian Oster, Jean Echenoz, Patrick Deville et Jean-Philippe Toussaint. La publicité avait paru dans La Quinzaine littéraire à la sortie du premier roman d’Oster, Volley-ball, sans obtenir le même écho que celui de « Nouveau Roman », qui avait pourtant été inventé dans des conditions similaires trente-cinq ans plus tôt… Pour aller vite, on pourrait dire que les romanciers impassibles sont plus rigolos que Butor, Simon, Sarraute et autre Robbe-Grillet. Ils sont incontestablement moins sérieux ; ils ont beaucoup moins d’ampleur ; disons qu’ils sont beaucoup plus dans l’urgence que dans la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort, comme le dit pourtant lui-même Jean-Philippe Toussaint. Mais quand on ouvre Made in China, on voit bien que les choses ne sont pas seulement ludiques (même si elles le sont encore beaucoup).

Dans ce nouveau livre, qui n’est pas à proprement parler un roman mais où la fiction est néanmoins très présente (toujours à l’affût), Jean-Philippe Toussaint évoque son éditeur chinois, le dénommé Chen Tong, qui fut aussi celui de Robbe-Grillet, et le tournage de son film The Honey Dress au cœur de la Chine d’aujourd’hui. En tout cas, dit-il, longtemps il aura cru que le sujet de son livre était bien ça, son amitié avec Chen Tong et le tournage du film. « Je me trompais », dit-il : « Le sujet de mon livre, c’est le pouvoir qu’a la littérature d’aimanter du vivant. » Et il s’en est rendu compte après coup, exactement comme pour la lecture qu’il avait faite de Crime et Châtiment, quand, en relisant le livre trente ans après, il avait enfin trouvé ce quelque chose de souterrain, de secret, de subliminal qui lui était apparu durant sa première lecture mais dont il n’avait pas eu conscience sur le moment, à savoir l’usage que Dostoïevski fait du « plus tard », de « l’après-coup », du futur dans le présent, qu’en narratologie on appelle la prolepse et au cinéma le flashforward (le contraire du flashback).

Cette figure fascinante de la prolepse, il l’avait en effet bien pressentie lors de sa première lecture du roman, mais sans pouvoir encore la nommer. Il allait donc l’écrire, et ce, à partir du jour où il allait prendre la décision de commencer à écrire (un jour de septembre ou octobre 1979, dans un bus, à Paris, entre la place de la République et la place de la Bastille, révélera-t-il dans L’urgence et la patience). Le meilleur exemple en serait la première phrase de son grand roman La Vérité sur Marie : « Plus tard, en repensant aux heures sombres de cette nuit caniculaire, je me suis rendu compte que nous avions fait l’amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble. » Quant au film, il commence à la fin du livre ; à la toute fin de Made in China vous pourrez regarder The Honey Dress. Donc plus tard.

Didier Pinaud

Jean-Philippe Toussaint, Made in China
Éditions de Minuit, 192 pages, 15 €


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