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Catastrophe rue des Islettes

Par Jrb

Effondrement

Le vendredi 5 août 1898, un peu après 14h, les blanchisseuses s'affairent dans le lavoir des Islettes, situé au numéro 9 de la rue éponyme dans la quartier de la Goutte d'Or. Soudainement, un fracas énorme se fait entendre : les trois grosses cuves d'eau bouillante du lavoir viennent de s'effondrer en entrainant la façade du bâtiment. 

1898

Le chaos est indescriptible et une panique s'empare de la cinquantaine de lavandières prisonnières du bâtiment à demi en ruine. Un agent de police et le gardien de l'immeuble voisin vont leur permettre de s'échapper par la cour arrière mitoyenne en installant une échèle pour passer par dessus le mur de trois mètres qui les séparent et en perçant le toit d'un petit bâtiment du lavoir. À l'intérieur, seule une cliente du lavoir, madame Belot-Petetin, qui allait sortir est sérieusement blessée aux jambes et à la tête. Madame Déglise, la caissière de l'établissement dont la guérite s'est effondrée, s'en tire miraculeusement indemne. Dans la rue des Islettes, c'est un véritable torrent d'eau brulante et de gravats qui déferle dans la rue jusqu'au boulevard de la Chapelle. Cet après-midi d'août, la rue est peu fréquentée, mais dans leur grand malheur, une grand-mère et sa petite-fille passent sur le trottoir le long du lavoir au moment de l'effondrement, cela leur est fatal. 

Le Radical 7 août 1898

  

En effet, Marie Anastasie Mouret (veuve Ronsin) âgée de quarante-sept ans et sa petite-fille Marthe Rémondin de trois ans et demi ont eu le malheur de passer au mauvais endroit au mauvais moment, et les appels à se sauver d'un passant voyant le drame se produire n'y ont rien changé. Les victimes qui habitaient au 3 rue Polonceau sont mortes sur le coup. Elles étaient de modeste condition et la ville de Paris a pris en charge les frais d'obsèques et offert les concessions au cimetière de Saint-Ouen.

On connait vite les causes de ce terrible accident : le défaut d'entretien. En effet, depuis quelques temps les piliers de briques qui soutenaient les lourdes cuves montraient de grandes faiblesses et le mur de façade s'était bombé dangereusement. L'architecte de l'immeuble préconisa des travaux de consolidation. Mais le gérant du lavoir, monsieur Hervieux, âgé de soixante-quinze ans, estima que ces travaux pouvaient attendre la fin de son bail en 1904 et que son successeur s'en chargerait. L'affaire est jugée en février 1899, monsieur Hervieux est reconnu coupable d'homicide par imprudence, mais vu son grand âge et sa réputation sans tâche, il n'est condamné qu'à 500 francs d'amende par le tribunal correctionnel.

Un célèbre lavoir

Les journaux qui relatent l'évènement ne manquent pas de rappeler que c'est ce lavoir qui servit de décor au roman L'Assommoir d'Émile Zola et notamment à la fameuse scène de bagarre entre Gervaise et Virginie. En effet, avant que monsieur Hervieux ne reprenne l'établissement en 1888 et le renomme "Lavoir des Islettes", il se nommait "Lavoir de la Goutte d'Or" et la rue des Islettes était alors la rue Neuve de la Goutte d'Or (renommée en 1877) comme dans le roman de Zola. 

Théâtre L'Ambigu

Scène du lavoir, théâtre de L'Ambigu

Mais les journalistes s'emportent un peu dans leur description, notamment sur l'ancienneté du lavoir : "un des plus anciens lavoirs de la capitale" (La Lanterne, 7 août 1898), "il est célèbre car de construction très ancienne" (Le Gaulois 6 août 1898). D'abord, Zola ne décrit pas exactement le lavoir de La Goutte d'Or dans son roman, il s'est inspiré aussi d'autres lavoirs pour faire celui de son roman la rue Neuve de la Goutte d'Or, comme le lavoir de la rue Léon (Lavoir Moderne Parisien) ou celui de la rue de Chartres aux Batignolles (aujourd'hui rue Jacquemont dans le 17ème arrondissement), mais surtout, et contrairement à ce qu'affirment les journaux, ce lavoir n'est pas très ancien, il n'existait même pas lors de l'intrigue de l'Assommoir. En effet, lorsque Zola fait ses repérages pour son roman dans le quartier de la Goutte d'Or (l'Assommoir été initialement publié en feuilleton en 1876), le lavoir existe bel et bien, à peu près comme l'a décrit Zola : 

"Le lavoir était situe vers le milieu de la rue, a l'endroit ou le pave commençait a monter. Au−dessus d'un bâtiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zinc fortement boulonnes, montraient leurs rondeurs grises; tandis que, derrière, s'élevait le séchoir, un deuxième étage très−haut, clos de tous les cotes par des persiennes a lames minces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des pièces de linge séchant sur des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la machine a vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la porte encombrée de jarres d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la maitresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitre, avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux, des livres de carbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnes a garder, lors de son dernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle entra.

C'était un immense hangar, a plafond plat, a poutres apparentes, monte sur des piliers de fonte, ferme par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javelle dominaient. Le long des batteries, aux deux cotes de l'allée centrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers laces. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougies et fumantes. Autour d'elles, sous elles, coulait un grand ruissellement, les seaux d'eau chaude promenés et vidés d'un trait, les robinets d'eau froide ouverts, pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rinces, les mares ou elles pataugeaient s'en allant par petits ruisseaux sur les dalles en pente."

Mais dans les faits, le Lavoir de la Goutte d'Or n'a alors qu'une dizaine d'année d'existence. Comme nous pouvons le voir sur le plan du cadastre de 1850 de la commune de La Chapelle Saint-Denis ci-dessous, date à laquelle est supposée commencer l'intrigue de l'Assommoir, la parcelle du numéro 7 rue Neuve de la Goutte d'Or est libre de tout bâtiment, pas de lavoir en vue. Comme nous l'avions vu avec le Mont-de-Piété, pour Zola la Goutte d'Or n'est qu'un décor pour cet épisode des Rougon-Macquart, l'exactitude factuelle n'est pas son soucis.

1850
 Extrait du cadastre de La Chapelle, 1850

En décembre 1863 et janvier 1864 le terrain est à louer, il est précisé sur l'annonce qui paraît dans la presse que le terrain conviendrait à une activité industrielle. La parcelle est alors divisée en deux et sur la partie Sud est construit un lavoir avec des matériaux de récupération (les grands travaux d'Haussmann entrainent énormément de destructions et par conséquent offrent une grande quantité de matériaux à recycler) ce qui lui donne un faux air "ancien", un immeuble est construit sur l'autre partie. La rue Neuve de la Goutte d'Or, devenue parisienne en 1860, est renommée rue des Islettes en 1877 (en référence à un ancien lieu-dit situé plus au Nord), la numérotation est revue, la parcelle du 5 bis devient le numéro 7 et l'ancien numéro 7 divisé en deux parcelles prend les numéros 9 et 11. Le lavoir se situe dorénavant au 9 rue des Islettes.

Sur le cadastre parisien de la fin du 19ème siècle (ci-dessous), le lavoir apparaît dans sa forme avant son effondrement de 1898, il n'a alors qu'une trentaine d'années d'existence et n'est certainement pas "un des plus anciens lavoirs de la capitale". 

fin 19e

Extrait du cadastre parisien, fin 19ème

Après l'accident, le Lavoir des Islettes est reconstruit 1900 par madame Déglise, l'ancienne caissière rescapée de l'effondrement, qui reprend l'établissement. L'activité continuera plusieurs décennies encore.

Place de l'Assommoir

Le bâtiment reconstruit en 1900 perdurera jusqu'en 1990, avant d'être détruit dans le cadre de la rénovation, pour le moins brutale, de la partie Sud du quartier de la Goutte d'Or.

1990
 

Vue aérienne de la rue des Islettes en 1990

Sur une partie de l'emplacement de l'ancien lavoir, une petite place est percée sur laquelle s'ouvre le bureau de Poste de la Goutte d'Or.

  

2017
 

Extrait du cadastre actuel (octobre 2017)

La place créée prend le nom de place de l'Assommoir, par un décret municipal du 18 juillet 1995, les élus parisiens trouvant judicieux de rendre hommage ici au roman qui a pourtant largement contribué à salir durablement la réputation du quartier de la Goutte d'Or


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