Ecriture créative, Session 4: Style I - Oralité et sonorités

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Episode précédent ici!
Cette semaine, on a commencé un diptyque de deux sessions sur le style, par tout ce qui concerne le son, le bruissement de la langue, qu'on la lise à voix haute ou qu'on la laisse résonner dans sa tête.

Pourquoi cet accent sur l'oralité et les sonorités? Parce que la littérature jeunesse entretient une relation toute particulière au partage à voix haute. Et ici, en Grande-Bretagne, peut-être encore plus qu'en France. Les Anglo-Saxons sont très fans de lecture à voix haute, surtout de littérature jeunesse. En arrivant ici, ça m'a frappée presque tout de suite: dans les familles (OK, dans certains milieux du moins), la tradition de la lecture du soir persiste jusqu'à un âge assez avancé - il n'est pas rare que des parents lisent toujours un chapitre de roman chaque soir à leur enfant de onze ou douze ans.
Ils écoutent aussi beaucoup d'audiolivres et il y a à la radio aussi une grande tradition de lecture à voix haute de classiques, notamment jeunesse. A l'école, les profs font également beaucoup de lecture à voix haute à leurs élèves. La théâtralisation des textes jeunesse est très importante, à la fois à l'école et dans la société.
Et puis les livres pour enfants en anglais, surtout pour les plus petits, ont très souvent des effets d'oralité presque hypertrophiés: rimes explosives, rythmes haletants, la tradition de l'album en vers perdure, comme celle de la poésie pour la jeunesse. Et on ne s'arrête pas à l'enfance: c'est depuis les pays anglo-saxons que le roman en vers pour adolescents a conquis le monde.
Cette tradition orale, 'sonore' de la LJ n'est pas toujours audible pour quelqu'un qui se met à s'y intéresser à l'âge adulte par curiosité intellectuelle, et qui 'oublie' de lire à voix haute, ou d'observer les effets d'un texte. C'est donc particulièrement important pour moi de parler dès le début à mes étudiantes de l'importance, non seulement de se lire, mais aussi de s'écouter, quand on écrit.
Préparation
Les étudiantes devaient lire et prendre des notes sur les deux articles suivants:
  • Coats, K. (2013). The Meaning of Children's Poetry: A Cognitive Approach. International Research in Children's Literature6(2), 127-142. Link
  • Pullinger, D. (2015). Infinity and Beyond: The Poetic List in Children’s Poetry. Children's Literature in Education46(3), 207-225. Link
Elles devaient également réviser leur vocabulaire pour les termes suivants: assonance, allitération, onomatopée, anaphore, les différents types de rimes, et les différents types de rythme et de mètre.
Enfin, elles devaient apprendre un poème pour enfants par coeur, et être prêtes à le réciter à leur voisine.
Première partie de la session
(D'abord j'ai consacré un bon quart d'heure à parler de leurs évaluations - je n'en parlerai pas ici, ce serait trop long, j'ai décidé que j'en ferai un billet à part quand le trimestre sera fini!)
Comme entrée en matière, je leur ai demandé de réciter à leur voisine le poème appris, et de discuter avec elle, puis avec le groupe, de ce que ça 'fait' d'avoir en soi un poème, et de le dire à d'autres.

Ici, une petite contextualisation s'impose: en Grande-Bretagne, la récitation à l'école, ce n'est pas du tout courant. De fait, la société grand-britonne a tendance à considérer que c'est limite de la torture, et c'est marqué politiquement comme une pratique hyper de droite. Il y a eu il y a quelques années de rageux débats quand un ministre de l'éducation, conservateur, a proposé de réintroduire la récitation à l'école. Si vous vous demandez où je me situe dans ce débat, c'est côté Tory, sorry.
Donc dans mon groupe, une seule étudiante sur dix, qui, évidemment, n'est pas britannique, avait eu à apprendre des poèmes par coeur à l'école.
Les étudiantes ont chacune récité leur poème à leur voisine, avec tous les rougissements et petits sourires gênés que ça implique, et puis la discussion a porté sur ce qu'on ressent quand on récite, quand on fait rouler un poème dans sa bouche. On a parlé notamment des rythmes que l'on adopte 'naturellement', du jeu que l'on met en place, du langage du corps, du sentiment que le poème nous 'appartient' un peu, etc.
Cet exercice était fait pour les mettre en jambes afin de pouvoir ensuite parler des deux articles que je leur avais donnés.
Avec ces deux articles, on changeait de perspective théorique par rapport aux lectures des semaines précédentes. Il s'agit en effet de deux excellents papiers prenant une approche dite de poétique cognitive (cognitive poetics).
La poétique cognitive est une perspective théorique assez en vogue dans les pays anglosaxons, et qui en littérature jeunesse commence à donner des résultats assez intéressants (même si personnellement je reste assez circonspecte). L'idée, c'est d'étudier les textes en tant qu'ils font appel aux capacités cognitives de leur lectorat; un peu comme avec la théorie de la réception (reader-response), mais en basant son étude non seulement sur une analyse de texte mais également sur les sciences cognitives, neurologie et psychologie cognitive notamment.
En littérature jeunesse, ces approches sont particulièrement intrigantes parce qu'elles permettent de remettre au centre de la table le fait qu'on a affaire à un lectorat-cible qui est composé d'enfants ou d'adolescents, c'est-à-dire de personnes dont le développement cognitif est en cours, et qui subissent des évolutions très rapides et très variées. 
Par exemple, dans le cas de petits enfants, on a des paramètres dont les sciences cognitives font état, qui sont très particuliers et qui en font un lectorat (ou un auditoire) complexe pour des oeuvres littéraires: ex. incompréhension du pacte fictionnel, fortes aptitudes de décodage visuel mais faible capacités de lecture de texte, manque de Théorie de l'Esprit, etc. Les chercheur.ses en poétique cognitive vont se baser sur ces découvertes pour analyser les textes destinés à ce lectorat.
Les deux articles de Coats et, dans une moindre mesure, Pullinger explorent particulièrement le cas de la poésie pour la jeunesse. La poésie pour la jeunesse (dans laquelle on doit inclure les comptines et chansons) est souvent présentée comme simple et sans signification conceptuelle profonde. Mais ce qu'hypothétise Coats, c'est que la poésie pour la jeunesse doit être comprise de manière beaucoup plus holistique comme à la fois façonnant et faisant écho aux rythmes corporels, organiques de l'enfant. 

Berthe Morisot, 'Berceuse'

La poésie pour enfants ne 'signifie' pas de la même manière que la poésie pour adultes: elle ne 'signifie' pas à travers l'abstraction, la conceptualisation. En réalité, elle a pour fonction de lier langue et monde à travers la voix et le corps entier. Par la répétition, le rythme, la rime, la musicalité, etc., mais aussi par les gestes, les danses, les bercements, etc. dont elle s'accompagne, la poésie pour enfants donne à sentir aux tout petits les manières dont le langage peut s'incarner, et dont le corps peut se faire langage. 
Donc la poésie pour la jeunesse n'est pas sous-signifiante ou insignifiante: elle s'adresse à un public qui n'a pas encore pour lui les opérations de signification - c'est-à-dire: qui n'est pas encore au clair sur le fait qu'il existe des systèmes de signes qui se réfèrent à d'autres choses dans le monde. Elle est donc une sorte de prélude aux opérations de conceptualisation ou d'abstraction qui caractériseront l'acte littéraire. Le poème pour enfants, la comptine ou la chanson, passant de corps en corps, résonne des rythmes et des balancements des relations entre les êtres qui sont centrales à l'enfant, et les 'rend langage'. C'est cela le pouvoir de la poésie pour la jeunesse, et c'est cela qui la rend infiniment précieuse, l'ancre dans le corps de l'enfant pour qu'elle continue à résonner, plus tard, quelque part au plus profond de l'adulte.

William Bouguereau, 'Berceuse'


Comme je l'ai dit plus haut, je garde mes distances par rapport à la poétique cognitive, mais cet article de Coats est à la fois profond et d'une très grande beauté et je vous le conseille fortement. L'autre, de Debbie Pullinger, une vieille amie à moi, parle de la liste poétique - une grande tradition en poésie pour la jeunesse - et vaut aussi le détour, car elle explique merveilleusement bien comment les poèmes en forme de listes jouent à la fois sur le désir de l'enfant de tout avoir, de tout contrôler (aspiration à la totalité), et en même temps de se concentrer sur le détail, l'incongru - s'interrompant pour célébrer la puissance du minuscule.
Pour parler de ces deux très beaux textes, j'ai chargé les étudiantes, par groupes de trois, de préparer des mini-discussions de groupe (seminars) de 10 minutes. 
Cet exercice est un classique des principes pédagogiques de la classe inversée. L'idée est que ce sont les étudiantes elles-mêmes qui mènent la discussion, sans aucune intervention (ou à peine) de ma part. Elles doivent donc choisir un sujet de discussion, émergeant de leur lecture, brièvement en parler, et puis poser des questions à leurs camarades pour organiser un débat utile autour de ce sujet. Pendant ce temps, en général, je prends des notes au tableau.
C'est un exercice hyper ardu pour elles, mais très utile (elles sont vraiment forcées de générer leurs propres idées) et, j'avoue, toujours assez jouissif pour moi. Les étudiantes, je pense, croient que c'est très facile de mener des discussions de groupe (seminars), qu'il suffit de poser des questions, etc. Mais la vérité c'est que c'est effroyablement difficile. Il faut savoir gérer les silences, poser des questions très précises, s'appuyer sur des textes tout en sachant qu'ils n'ont pas été lus ou pas bien compris, etc. Les charger de mener des seminars leur fait vite se rendre compte à quel point il peut être déprimant d'essayer de motiver leurs camarades à parler de sujets complexes; qu'une question de seminar, ça ne s'improvise pas, ce n'est pas 'et vous, vous en pensez quoi?' mais quelque chose de précis, etc.
La semaine dernière, dans un autre module, après avoir fait face au silence glacial de ses congénères en réponse à toutes ses questions alors qu'elle devait mener un mini-seminar de 10 minutes, l'une de mes étudiantes m'a jeté un regard désespéré et m'a lancé: 'I don't envy your job!' - je n'envie pas votre travail... j'ai failli émettre un mouhahahaha méphistophélique de vengeance.
Bref, les étudiantes ont planché sur la préparation de leur seminar de 10 minutes, et puis chaque groupe a cahin-caha mené la discussion. On a parlé un peu de tout ce que j'ai exposé ci-dessus, je ne vais pas trop y revenir, mais elles étaient particulièrement intéressées par l'idée du corps comme agent poétique, pourrait-on dire, et je pense que pour elles c'était très utile de voir que l'on peut parler à la fois de texte et de chair dans une analyse littéraire. 

Quelques textes
On est ensuite passées à la lecture de textes poétiques pour enfants. 
J'ai commencé par leur donner le célébrissime Goodnight, Moon, de Margaret Wise Brown, un classique de l'album du coucher. J'ai demandé à l'une des étudiantes de nous lire le texte à voix haute:

Elle l'a lu parfaitement, avec une grande douceur, un joli rythme et une voix basse, presque murmurante.
A ma grande satisfaction, le résultat a été exactement ce que j'espérais: à la fin, l'une des étudiantes a bâillé, et les autres ont mis quelques secondes à sortir de leur catatonie profonde. C'était absolument l'idée: leur faire ressentir comment un texte poétique pour enfants qui cherche à calmer, à rassurer et à endormir l'enfant, va littéralement causer l'ensommeillement, va imprimer son rythme et ses résonances dans le corps de celle qui écoute.
Il n'y a évidemment rien de ridicule à cela, ça ne veut pas dire que c'est un texte ennuyeux - rien à voir. C'est un texte qui exerce une puissance phénoménale sur le corps. On l'a un peu analysé, en parlant du rythme mais aussi des assonances très douces.
Ensuite on a lu cet extrait du Gruffalo, encore une fois un grand grand classique de la LJ dans les pays anglo-saxons:

On a parlé du contraste fort avec le précédent: c'est un texte dont le rythme est sautillant, léger, et dont les effets sonores sont beaucoup plus dans les dentales, les labiales et les gutturales - effets de chocs, de rebondissement - que dans les chuintantes.
Puis il était important pour moi de leur montrer que tout ce que l'on avait travaillé jusque là était également applicable aux textes pour lectorats plus âgés, y compris aux textes en prose. On est donc passées à la lecture d'extraits de romans dont je voulais qu'on explore les effets sonores:

Je prends souvent en exemple ce beau texte de Philippa Pearce. C'est vraiment un excellent extrait pour parler du rythme et du mètre en prose. Au coeur de ce texte on a de magnifiques effets de rythme, d'assonance et d'onomatopée - par exemple 'and the tick, and then tick, and then tick, of the grandfather's clock', qui réussit à refléter exactement l'espacement des secondes et le bruit du tic-tac grâce à une succession de cinq anapaests, c'est-à-dire deux syllabes non accentuées et une accentuée (and the TICK). On a aussi de beaux spondees, 'cold - dead' (deux syllabes accentuées), qui ralentissent colossalement le rythme.
En Grande-Bretagne on n'apprend pas beaucoup aux élèves la métrique et le rythme, bizarrement, donc j'en ai profité pour donner aux élèves ce chouette poème de Coleridge qui permet de se rappeler facilement des rythmes les plus courants en poésie anglaise:

Trocheetrips from long to short;
 From long to short in solemn sort
 Slow
Spondeestalks; strong foot! yet ill able
 Ever to come up with
Dactyltrisyllable.
 
Iambics march from short to long; --
 With a leap and a bound the swift
Anapaests-
     
throng…
Le truc étant que chaque vers utilise le rythme dont il est question (TROchee TRIPS from LONG to SHORT... SLOW SPONDEE STALKS... Ever to COme up with DACtyl triSYLlable... iAMbics MARCH from SHORT to LONG/ with a LEAP and a BOUND the swift Anapaests THRONG).
Le texte suivant, de Chris Priestley, est très utile pour parler des effets d'assonance et d'allitération. Je ne vais pas m'y attarder trop longtemps car c'est assez évident:
Et enfin je leur ai donné cet extrait d'Harry Potter:
 Pour moi cet extrait est très important, parce que beaucoup de gens répètent à l'envi que J.K. Rowling est 'une bonne raconteuse d'histoires, mais pas une styliste', comme si c'était possible d'être l'une sans être l'autre. Je pense qu'il est clair dans des passages comme celui-là que Rowling a une maîtrise assez spectaculaire de son style, merci bien pour elle. On a une description absolument magistrale non seulement au niveau des idées mais au niveau sonore: allitérations, assonances, répétitions, tout est fait pour que la langue trébuche et tressaute et qu'on en ait plein la bouche tout autant que plein l'imaginaire. Et petit bonus visuel, les 'eels' eyes', yeux d'anguilles, dont on dirait qu'on les voit sur la page avec les deux paires de petits e ...
Atelier
J'avais mangé déjà un quart de la deuxième heure avec ces extraits, et j'en avais encore un, et non des moindres, à leur donner: le chapitre 'Snow' tiré du splendide The Weight of Water, de Sarah Crossan, auteure de romans en vers pour adolescents

- promotion éhontée: vous vous souvenez peut-être que j'avais traduit son One en Inséparables, je suis désormais en mesure d'annoncer que j'ai traduit The Weight of Water aussi, qui sortira l'année prochaine chez Rageot... 

Mais c'est une autre histoire. Bref, j'ai donné à mes étudiantes un chapitre du roman, on en a un peu mais pas beaucoup parlé - le but était surtout d'utiliser ce chapitre pour fixer le thème de l'atelier d'écriture: Snowy Day (jour de neige).
Pour cet atelier je leur ai donné la grille suivante:

Et puis chacune des étudiantes a eu droit à une 'case' de la grille, qui constituerait sa consigne. Par exemple, la première devait écrire un texte, ayant donc pour thème 'Jour de neige', mais 'pour jeunes lecteurs ou pré-lecteurs', et 'principalement descriptif'. Et ainsi de suite, jusqu'à la dernière, 'texte pour adolescents', 'mélange de description et de dialogue'.
Le but de ces contraintes était en grande partie de commencer à leur faire prendre conscience de ce que peuvent impliquer des différences de lectorat entre tout-petits, plus grands et ados, même si c'est une question qu'on explorera beaucoup plus longuement au deuxième trimestre. La contrainte concernant dialogue et description est l'une de celles que l'on met en place pour déranger leurs réflexes.
Feedback et retravail
Elles ont planché là-dessus pendant 15 minutes, puis on a fait une brève séance de feedback (en binômes). Anecdotiquement, c'était assez marrant parce que les deux qui avaient eu pour contrainte 'jeunes lecteurs ou pré-lecteurs' avaient des textes assez similaires, les deux fois avec des enfants qui s'amusaient bien et une mère qui était l'instance castratrice essayant de leur dire qu'ils allaient attraper froid et qu'il fallait rentrer.
Puis l'exercice suivant portait sur le retravail et la réécriture. Je n'avais pas encore introduit dans le module la question du retravail, alors que c'est central non seulement pour tout/e auteur/e mais aussi dans les évaluations de ce module.
J'ai mis à l'écran une définition de Sellers de ce qu'est le retravail:

Je ne vais pas traduire parce qu'il est tard et que je dois aller me coucher, et qu'en plus je suis assez critique de sa vision (c'est pour ça que je l'avais mis là). On en a un peu discuté. On s'est dit qu'au coeur du retravail il y a le fait (idéalement) de savoir exactement sur quoi se concentrer: d'avoir une ligne directrice, de travailler sur un aspect puis un autre, de manière organisée.
Puis j'ai proposé pour l'exercice de retravail: retravailler leur texte en se concentrant principalement sur les effets sonores, en lisant à voix haute leurs textes pour elles-mêmes. Elles ont planché là-dessus le temps qui restait, mais aucune d'entre elles n'a osé lire son texte à voix haute pour elle-même.
A la fin du retravail, on a parlé un peu de ce que ça avait changé. Certaines avaient un peu surdosé leurs allitérations, ou changé le rythme mais au détriment du vocabulaire par exemple - on a discuté de la difficulté de trouver un équilibre dans ces effets stylistiques.
Et puis c'était l'heure de partir, donc on s'est dit à la semaine prochaine. Et la semaine prochaine, c'est un deuxième volet sur le style, mais cette fois se concentrant sur l'imagerie: métaphores et comparaisons, nous voilà...