« Voyager ne sert à rien. » Ainsi commence Au détour du Caucase, le nouveau récit de voyage de Clara Arnaud, l’auteure de L’Orage, roman couronné par le Prix René Cachan 2015, et de Sur les chemins de Chine, récit récompensé en 2010 par le prix René Caillié des écrits de voyage.
Voyager ne sert à rien ! Mais Clara Arnaud s’empresse d’ajouter : « et s’il y avait tout de même quelque chose à cueillir dans l’errance ? ». Quelque chose à découvrir dans cet effort d’absence volontaire, dont parle Akira Mizubayashi, qu’elle cite en exergue de son récit. S’il y avait tout de même quelque chose à trouver dans ce que l’écrivain japonais appelle : « ce déracinement voulu, cette distanciation active par rapport à son milieu qui paraît toujours naturel, cette manière de s’éloigner de soi-même — ne serait-ce que momentanément et provisoirement —, de se séparer du natal, du national et de ce qui, plus généralement, le fixe dans une étroitesse identitaire … »
Choisir les chemins de traverse, s’engager dans les replis accidentés du Caucase, parcourir l’Arménie et la Géorgie, sillonner les montagnes et les plateaux, c’est pour Clara Arnaud revenir à l’essentiel : « Il y aura des escales, des rencontres, de la pluie drue, des jours de froid et du soleil ravageur. On tanguera parfois, on piétinera, on filera au vent les jours allègres. Les semaines dureront une éternité, comme les étés de l’enfance, puis tout sera fini. »
Ce rendez-vous au présent, « fragiles instants où l’on coïncide avec l’exacte pulsation du monde », est aussi un rendez-vous avec l’Histoire : « la marche, écrit-elle, tient parfois du combat politique. » Oui, marcher, c’est aussi pour l’auteure : « une façon de lutter contre le renoncement. » Dans ce monde où la moindre action est devenue utilitaire, à une époque qui « a le culte de la sécurité et du contrôle », « où l’on est bien vite contraint de rentrer dans le rang », marcher c’est « s’exposer, tolérer l’imprévu. » C’est rêver. C’est vivre.
Autre raison à évoquer ? « Caprice d’enfant gâté, lubie, acte de folie ou bien de rébellion ? Geste poétique, défi à son corps sédentaire, coup de tête, engagement ? ». Et si partir n’était autre chose qu’un prétexte, comme le serait l’acte d’écrire ?
« Il y a dans l’écriture, dit Clara Arnaud, un geste vain et magnifique. Quelque chose de la lutte contre l’effacement. Un travail d’apprivoisement du réel, que l’on approche, tente de retenir par les mots alors qu’il est déjà hors d’atteinte. Comme le mouvement du perchiste qui croit échapper à la pesanteur, alors que son corps ne s’élève que pour retomber. On écrit pour modeler ses souvenirs, leur injecter un peu de poésie. On construit des châteaux de sable : on se croit prince bâtisseur alors que l’on est qu’un corps pantelant face à la puissance de l’océan.»
Après la Chine et la République du Congo, Clara Arnaud dit sa nouvelle escapade, son errance exigeante, avec ses mots à elle. Une nouvelle fois, elle « se sauve, cavale, libère les chevaux. » Elle traduit, une fois encore, les insondables échos du voyage, dans une langue qui allie la fraîcheur, l’authenticité du langage parlé et le naturel d’une écriture délicate, aboutie, empreinte d’humour et de poésie.
Pour autant, se traîner à pied par tous les temps en compagnie d’un cheval n’a rien de banal. Les questions livrées ou non, formulées ou non sont bien sur toutes les lèvres : « Pourquoi à pied ?Pourquoi avec un cheval ? Pourquoi seule ? Tu n’as pas froid ? Tu n’as pas mal aux jambes ? Tu n’as pas peur ? »… Répété ad libitum, le ballet des questions vient, d’un territoire l’autre, scander la marche, se perdre dans le claquement des sabots et des déambulations. Telle une petite musique, tout à la fois inquiétante et rassurante, faite d’étonnement et de méfiance, de stupéfaction, d’une perplexité teintée de respect : pourquoi cette étrange petite femme est-elle sur les routes, par tous les temps, le long des pistes, des champs et hors des champs, pourquoi ne prend-elle pas une voiture et à quoi bon avoir un cheval si ce n’est pour s’épargner la peine de marcher ?
Clara Arnaud n’est pas seule, nous l’avons vu. Son compagnon de route, qu’elle monte rarement en selle, est le cheval qu’elle s’est choisi « parce qu’il va de l’avant avec envie » et qu’elle sait le maîtriser, parce que des chevaux elle a bonne connaissance. Un petit cheval noir, appelé Boyat et qu’elle surnommera Boy, qu’elle invective ou encourage, à qui il lui plaît de parler russe, enfin les bribes de phrases qu’elle connaît, une coquetterie, dit-elle. Un cheval dont elle devra pourtant avec tristesse se séparer, afin de pouvoir passer de l’Arménie à la Géorgie, car « les chevaux aussi se heurtent aux frontières ». Aussi, au moment où la silhouette noire du jeune étalon s’efface à l’horizon, l’auteure est-elle sur le point de pleurer (bien que, par pudeur, elle se retienne de le faire en public), en pensant à son compagnon de route dont elle a tant de fois « écouté la mastication comme une comptine rassurante. » A l’absence soudaine de son odeur, de son souffle, du bruit de ses pas sur le sol, elle ne peut s’empêcher de penser « à la longue nuit de veillée passée à écouter la respiration du petit étalon, pelotonnée contre son flanc, dans l’étable ». A cet étalon de trois ans à peine succédera Davaï, dont elle fera l’acquisition en Géorgie.
Dans ce voyage singulier où l’homme et le cheval sont à égalité, celle « qui a moins peur des loups que des chiens de berger » fait des rencontres souvent fortes et émouvantes. Avec Iza, cadre de l’ONU à Pankissi, femme musulmane non pratiquante qui organise des activités sociales et culturelles en faveur de la population locale ; avec la chanteuse Lela Tataraidze et son quartet Kesane sur les hauteurs de la Touchétie ; avec Artiom, un arménien vivant près de la frontière avec le Haut-Karabakh, qui s’exprime dans un français parfait et dont le fils combat sur le front. Avec sa sœur Lea, qui se souvient avec nostalgie de la liberté de son enfance, avant que l’on ne la marie, celle qui confie : « J’ai deux filles. Elles feront ce qu’elles veulent mes filles. Elles étudient. Je veux qu’elles soient libres, elles. Leur père n’aura rien à dire… J’espère qu’elles ne se marieront pas trop jeunes. »
Savourer chaque instant du temps qui passe, sentir chaque kilomètre dans ses voutes plantaires, discerner ce qui s’écrit en elle avant que dans les mots : « Je veux imprimer le territoire dans mon corps : que les dénivelés sculptent mes jambes ; exulter dans les descentes, les genoux grinçants d’avoir tant batifolé. Je veux regarder en face chaque hameau, chaque maisonnette, chaque bosquet, graver tous les regards croisés dans ma mémoire. Et saisir les variations de la lumière sur la robe du cheval, sur les étendues d’herbe (…) Je veux jouir des nuits de pleine lune, lorsque le campement enfin monté au bord d’une rivière, je suis envahie par une fatigue colossale, un délicieux épuisement, la sensation d’avoir mille ans. »
Si l’ivresse de la marche pourrait être proche de celle obtenue après avoir bu quelques verres de vin d’argousier et que « le corps rompu à l’exercice va par les pleins et les déliés du territoire », ce long périple n’est évidemment pas sans embuche : « une femme en voyage est parfois ramenée à un corps qu’il faut protéger », écrit Clara Arnaud ; aussi faut-il respecter certaines règles de conduite érigées au fil des voyages, comme « éviter de dormir dans des endroits où les hommes sont seuls » ; il faut veiller à la sécurité du cheval, le rassurer à chaque instant.
Parfois le climat s’acharne, une pluie glacée transperce les vêtements et engourdi l’esprit ; parfois une armée de taons passe à l’attaque « dix, vingt, cent insectes noirs qui constellent le ciel de leurs silhouettes vacillantes » ; parfois « le relief joue des tours à l’esprit, qui de virages en raidillons, perd le nord et le sud ». Souvent, la fatigue est intense, immense, et le dos crie, de douleur.
Et pourtant, à peine franchi une petite colline et gagné les bords du lac, l’épuisement, se transforme en une euphorie qui gagne tout le corps : « Je presse le pas, écrit Clara Arnaud. Les cris des bergers qui ramènent les troupeaux sont amplifiés. La lumière orange se dilue dans le ciel, comme si l’on y avait trempé un pinceau. Les oiseaux s’excitent au-dessus de nos têtes, nous accélérons encore, le cheval trottine. Je fixe les étendues d’herbes mordorées qui ploient sous le vent, puis au-delà la surface du fleuve, agitée de vaguelettes. Et je marche de plus belle, sentant le ciel tournoyer au-dessus de ma tête, perdue dans le claquement de sabots du cheval et le cri assourdissant des oiseaux »…
Ce beau texte fait écho aux études anthropologiques de David Le Breton, Disparaître de soi (Métailié, 2015) et Eloge de la marche (Métailié, 2000).
Marc Sagaert
Clara Arnaud, Au détour du Caucase, conversation avec un cheval Editions Gaïa, 202 pages, 20 €.