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La machine à écrire en chinois ne manquait pas de caractères

Publié le 07 novembre 2017 par Fmariet

La machine à écrire en chinois ne manquait pas de caractères


Thomas S. Mullaney, The Chinese Typewriter. A History, Cambridge, 2017, The MIT Press, 504 pages, $ 25,84 (ebook), Bibliogr., Sources en anglais, chinois, japonais, français, italien), Glossaire, Index.

L'ouvrage traite d'abord de l'histoire de la machine à écrire confrontée à la diversité des langues. La machine à écrire a été conçue pour la langue anglaise. Avec une volonté d'expansion mondiale, les grandes marques (Olivetti, Remington, Underwood, Olympia) rencontrent des problèmes d'ingénierie, de technolinguistique. Par rapport à l'anglais, chaque langue apporte sa différence : l'hébreu s'écrit de droite à gauche, l'arabe en cursive, le français avec des signes diacritiques (accents, etc.), mais toutes usent d'un alphabet et de signes de ponctuation. Les machines et leur mécanique peuvent être adaptées sans trop de difficulté à ces variations alphabétiques, somme toute, mineures. En 1958, la publicité d'Olivetti ne proclama-t-elle pas que ses machines écrivaient dans toutes les langues (" le macchine Olivetti scrivono in tutte la lingue") !

Mais le chinois n'a pas d'alphabet
La "monoculture Remington", selon l'expression de Thomas S. Mullaney, se heurte avec le chinois à un obstacle sérieux. On a longtemps considéré l'écriture chinoise comme un frein à la pensée scientifique (Hegel), voire même un handicap pour l'éducation de tous et la démocratie (même selon l'écrivain révolutionnaire Lu Xun,鲁迅, 1881-1936). On a longtemps pensé à imposer l'alphabet en Chine. La Révolution chinoise finalement s'y opposa et promut une réforme de l'écriture comprenant, d'une part, la simplification des sinogrammes (汉字, hànzì) et, d'autre part, une romanisation standard avec un alphabet phonétique, le pinyin (拼音), l'ensemble permettant une unification linguistique de la Chine.

Les sinogrammes peuvent être formés à partir de 214 clés (部首, bu shou). Ces clés (ou radicaux) sont elles-mêmes décomposables en traits (on distingue 8 types de traits, 笔画, bihua). Combiner mécaniquement des clés et des traits s'avéra impossible. Un savant fançais, Jean-Pierre Guillaume Pauthier (1801-1873), fit graver des morceaux de métal pour chaque trait : triomphe de l'esprit d'analyse français que cette hypothèse combinatoire (" modular rationality") ! Mais cela ne pouvait fonctionner parce que les radicaux changent de place et de taille en fonction du sinogramme qui les incorpore. Le même type d'atomisation du chinois sera tenté pour la télégraphie. En vain.
Thomas S. Mullaney parcourt ainsi les principales tentatives pour sortir du modèle remingtonien. Une voie qui parut féconde consistait à dégager, à l'aide d'une description statistique, les sinogrammes les plus fréquents, le "chinois fondamental" en quelque sorte, si l'on peut reprendre l'expression de Georges Gougenheim pour décrire ce " minimum Chinese". La machine à écrire de Zhou Houkun (XIX ème siècel) utilisait 4000 sinogrammes ; petit à petit on réduisit, le nombre de carctères que la machine pouvait proposer. En 1920, la production industrielle de machines pour écrire le chinois commence. Le livre recense et examine la plupart des tentatives d'entreprises chinoises ou japonaises qui se succèdent jusque dans les années 1970, comparant les technologies linguistiques mises en œuvre.
Avec la Révolution chinoise, la demande de machines et de dactylos explose, de nombreux dactylos vont améliorer le système d'organisation des sinogrammes sur le clavier : organisation sémantique adaptée à la langue de l'époque, à ses clichés politiques, au domaine de spécialité. Il s'agit d'anticiper au mieux les proximités probables entre sinogrammes comme le fera la saisie prédictive plus tard pour les smartphones (saisie intuitive, T9, etc.). De plus en plus, l'initiative sera laissée aux utilisateurs de machines à écrire de disposer les signes sur leur clavier à leur convenance (selon le lexique prinicpal de leur domaine, selon la taille et la position de l'utilisateur, etc.) : c'est une sorte de crowdsourcing qui se met en place, l'expérience individuelle, la personnalisation l'emportant. De plus, des écoles de formation professionnelle à la dactylographie se créent, des manuels d'utilisation sont publiés : un secteur économique se développe.

Enfin, l'ordinateur vint. La solution qui triomphe alors recourt au clavier classique (QWERTY) sur les touches duquel on tape du pinyin pour ensuite choisir le sinogramme pertinent parmi ceux qui s'affichent. Un deus ex machina sauve les caractères chinois : le logiciel dit " Input Method Editor" (IME). Il en existe aujourd'hui de nombreux, Google propose le sien, Apple, QQ, Sogou, Microsoft, etc. aussi. L'IME concilie le clavier alphabétique et les sinogrammes grâce à un détour par le pinyin et l'alphabet anglais.

Thomas S. Mullaney a réalisé un travail historique minutieux qui s'avère également une réflexion linguistique. La confection d'une machine à écrire en chinois a imposé des détours par d'indispensables analyses de la langue chinoise, de sa logique, de sa morphologie, de son lexique, de sa grammaire. La machine à écrire requiert une analyse linguistique en acte ; elle suscite des solutions empiriques de la part des utilisateurs. Dans l'élaboration des multiples modèles de machine à écrire, on pourrait voir, en suivant Bachelard, une véritable phénoménotechnique, une "théorie matérialiséé" comme en sont les instruments en physique. "Dès qu'on passe de l'observation à l'expérimentation [...] il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. "

L'ouvrage est muni de notes nombreuses, précises, souvent en anglais et en chinois (pinyin et sinogrammes), d'illustrations. On perçoit chez l'auteur une véritable passion et il la fait partager à ses lecteurs. De plus, le livre se lit agréablement. Et l'on peut lire dans cette histoire, illustré précisément, le passage du mécanique au numérique. Quels points communs entre l'ordinateur et la machine à écrire ? La langue, bien sûr, et le clavier. A part cela, la rupture semble totale.

Viviane Alleton, L'écriture chinoise. Le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008, 239 p.

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois. Du dessin à l'idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Paris, 1987, Flammarion, 252 p. Index (chinois, pinyin)

Georges Gougenheim, René Michea, Aurélien Sauvageot, Paul Rivenc, L'Élaboration du Français fondamental, Paris, 1964, Editions Didier

Li Xuiqin, Evolution de l'écriture chinoise, 1991, Paris, Librairie You Feng, 98 p.

Lu Xun, Sur la langue et l"écriture chinoises, Paris Aubier Montaigne, 1979, 134 p.
Constantin Milsky, Préparation de la réforme de l'écriture en République populaire de Chine 1949-1954, Paris, Mouton & C°, 1974, 507 p. , glossaire.

Wieger, L, Chinese characters. Their origin, etymology, history, classification and signification, New York, Paragon Book, 1965, 819 p.

A Glosssary of Political Terms of the People's Republic of China, 1994, Hong Kong, 639 p.

Bachelard, Gaston, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1954
*Bachelard, Gaston, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934


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