Vladimir Nabokov, un peu plus de quarante ans après sa mort, est un mythe. Ses exils successifs — après son départ de Russie, ce furent l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Etats-Unis, la Suisse — y sont pour quelque chose, ainsi que son génie linguistique qui lui permit, après avoir été considéré comme un grand écrivain de la diaspora des Russes Blancs, de devenir un maître de la prose anglaise, tout en étant capable d’écrire aussi en français. La liste des différentes versions de ses oeuvres donne le vertige, entre celles qu’il a lui-même traduites du russe à l’anglais (précisant que la version anglaise devait être considérée comme la version définitive, ce dont la Pléiade n’a pas tenu compte, qui n’a pas pris la peine de donner une traduction depuis l’anglais de certains romans précédemment traduits directement du russe), et celle qu’il a réécrite en la traduisant (Chambre obscure, traduction française du roman russe Camera Obskura, est différent de Rire dans la nuit, traduction française de Laughter in the Dark, réécriture en anglais du roman russe original) donnant ainsi deux versions différentes du même texte.
Le personnage en lui-même, réfugié pendant vingt ans dans une suite d’un hôtel de Montreux, et allant chasser des papillons en short quand il ne concevait pas des problèmes d’échecs, ou ne poursuivait, à partir de fiches détaillées, la dictée à sa femme Véra de romans de plus en plus alambiqués (ou ne donnait pas une version anglaise, accompagnée de notes, d’Eugène Onéguine), a quelque chose de pittoresque, à défaut de sembler très sympathique. Il avait une haute idée de lui-même, de son intelligence (il avait raison), et ses jugements à l’emporte-pièce, tels qu’on les lit dans ses conférences littéraires, ou dans ses interviews soigneusement réécrites, ont quelque chose de réjouissant, surtout quand il dégonfle des baudruches.
Il lui arrivait cependant de dire de grosses bourdes, notamment lorsqu’il affirmait, péremptoire, que Faulkner écrivait pour des paysans buveurs d’alcool de maïs (c’est à peu près ça, je n’ai pas le volume sous la main pour vérifier), ou qu’il proclamait son admiration pour Alain Robbe-Grillet, qu’il adoubait grotesquement comme un des plus grands écrivains français. Mais il lui sera beaucoup pardonné pour la théière remplie de whisky apportée sur un plateau d’ Apostrophes, et pour avoir écrit quelques chefs d’oeuvres : L’Exploit, notamment, parmi ses romans russes, ou Lolita et Feu pâle, en anglais.
Le reste, toujours brillantissime, est parfois lassant à force d’intelligence exhibée, et Le Don (son ultime roman russe) ou La Transparence des choses, Regarde, regarde les Arlequins, et même Ada, très surcoté, ses trois derniers romans anglais, sont souvent étouffants. Nabokov est un mythe, donc, mais un mythe tout compte fait assez peu connu, un « écrivain pour écrivains », dont le seul Lolita (et pas forcément pour de bonnes raisons) a touché le grand public.
Véra, épousée en 1925, et qui lui survécut quinze ans, a été sa muse, — et aussi son assistante, son agent, sa secrétaire, son archiviste. Leur énorme correspondance couvre plus de cinquante ans — et encore les années 1945-1976, alors qu’ils se séparaient rarement, ne représentent-elles pas plus d’une grosse dizaine de lettres, souvent très brèves.
L’essentiel de ce très gros volume consiste essentiellement en des lettres de 1923 à 1944, entre leur rencontre-coup de foudre à Berlin et leur installation à Cambridge, Massachusetts, suivie d’une tournée de conférences qui oblige Nabokov à s’éloigner de Véra et de leur fils. Entre-temps, ils auront connu de régulières périodes de séparation, notamment lorsque Véra demeure encore à Berlin tandis que Nabokov, à Paris, prépare leur arrivée en France, ou lorsque Nabokov quitte son foyer pour des tournées de conférences.
De cette masse impressionnante, que dire ? Au premier abord, on est, avouons-le, quelque peu déçu. Si les Lettres choisies, parues chez Gallimard il y a quelques années, faisaient la part belle à Nabokov écrivain et critique, et régalaient le lecteur d’aperçus drastiques et tonifiants sur des oeuvres lues ou des personnages rencontrés, ces Lettres à Véra (écrites en russe, qui, apparemment, est restée la langue intime des Nabokov) déroulent le tapis immanquablement monotone de l’histoire d’un amour long, durable et, globalement, sans histoires (même si le préfacier évoque une période tendue, en 1937, lorsque Véra eut vent d’une liaison parisienne de Vladimir, — des tensions qui affleurent à peine dans les lettres de cette époque).
Nabokov parle peu de littérature, ni de celle des autres, ni de la sienne, sinon pour demander à Véra de résoudre des problèmes matériels (envoi d’épreuves reçues en Allemagne alors que lui est à Paris), ou pour donner à sa femme les dernières nouvelles des contrats qu’il s’apprête à signer avec les éditeurs occidentaux (car, il faut le rappeler, « Sirine », puisque tel était le pseudonyme utilisé pour ses romans russes, était un jeune auteur remarqué et respecté).
Pour la plus grande partie, on lit surtout ici une chronique quasi quotidienne de la vie des Russes exilés à Paris ou à Londres, des colonies qu’ils y formaient, des réceptions qu’ils donnaient — réceptions auxquelles un Nabokov impécunieux assistait bon gré mal gré, même si elles lui faisaient perdre du temps : « D’un autre côté, si je ne dînais pas constamment là où je suis invité, je dépenserais plus qu’actuellement – car je me débrouille pour dépenser trois fois rien. »
La plupart des gens qu’il y rencontre sont peu connus aujourd’hui, et l’on a du mal à s’intéresser à des noms qui restent des noms, et que Nabokov décrit peu. Tout au plus s’amuse-t-on des piques successives adressées à Ivan Bounine, prix Nobel, son aîné de trente ans, et pape des Russes Blancs de Paris. On retrouve là un aspect peu aimable de Nabokov, qui se montre volontiers méprisant (un mépris qu’il manifeste aussi parfois pour certains de ses personnages et qui, même dans Lolita, a quelque chose de gênant).
Nabokov, lorsqu’il écrit à Véra, reste factuel, ne fait pas de littérature (hormis dans quelques lettres des années 60 : devenu célèbre, et sachant que ses missives seraient publiées un jour, il les lèche un peu plus, et « fait du Nabokov », ce que remarque justement le préfacier). Son style d’épistolier, le plus souvent, n’a pas les séductions de son style d’écrivain, ce qui prouve, a contrario, que le style de Nabokov écrivain devait beaucoup moins au naturel qu’à la fabrication minutieuse d’un orfèvre des mots. Et, en grand admirateur de Flaubert, il considérerait cette remarque comme un compliment.
Bref, cette correspondance, que les nabokoviens fervents trouveront sans doute passionnante, et qui est parfaitement éditée, laisse le lecteur lambda un tantinet déçu.
Quand on lit les lettres de Proust, de Céline, de Beckett — pour évoquer trois correspondances imposantes de trois grands quasi contemporains de Nabokov — on retrouve, derrière l’homme, le style qui appartient à leur être même, moins peaufiné, encore à l’état brut, mais toujours présent. Chez Nabokov, rien de tout cela : son style magnifique de romancier n’est pas celui de l’homme au naturel. D’où l’on conclura, sans développer, car la place manque, qu’il était moins doué d’un véritable style que maître d’une très belle écriture. Ce qui n’est quand même pas un mince compliment.
Christophe Mercier
Vladimir Nabokov Lettres à Véra Traduit du russe par Laure Troubetzkoy Fayard, 790 pages, 36 euros.