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Par Julien Leray @Hallu_Cine

Alors que l’humanité se concentre chaque jour un peu plus au sein d’agglomérations toujours plus importantes et centralisées, les campagnes, par un effet de vases communicants évident, se voient, elles, désertées. Au mieux déconsidérées. Socialement et médiatiquement, les milieux ruraux apparaissent désormais comme les parents pauvres de nos sociétés modernes, où le tertiaire a pris le pas sur le primaire, désormais relégué au rang de ligne comptable comme une autre, régi par la même logique de performances et de rendements.

Une aberration pour un monde agricole vivant désormais davantage au rythme des subventions que de sa propre production. Une réalité monétaire faisant fi de ce qui anime avant tout la grande majorité des exploitants : la perpétuation d’un héritage familial ou local, mu par la passion.

Symbole du gouffre séparant les décisionnaires et les agriculteurs : le fameux principe de précaution qui, lorsqu’appliqué, conduit à l’abattage de troupeaux entiers, et ce dès qu’une maladie chez une unique bête est détectée. Mesure essentielle de santé publique pour les uns, sentence injuste et démesurée pour les autres, celle-ci traduit surtout l’incompréhension qui règne entre les différentes parties, où les exigences et la réalité de chacune d’entre elles entrent constamment en contradiction.

Une incompréhension engendrant alors à la fois un sentiment de défiance ainsi qu’une méfiance tenace du milieu agricole envers les autorités (avec l’émergence de fake news à la clé), dont ils ne comprennent ni les décisions, ni le but recherché, si ce n’est celui de les ruiner en les privant de leur principale source de revenus…

… surtout en les privant de leurs repères et de ce qui les définit au plus profond d’eux-mêmes.

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Plus qu’un travail, l’agriculture, et ce au même titre qu’une pratique artistique, relève ainsi davantage de la passion que de la fonction, dont les vaches, chèvres et autres animaux de la ferme ne sont pas simplement un bétail à vendre et exploiter, mais bien les pinceaux à animer, des êtres à part entière faisant partie d’une même famille. Une vision qui peut paraître certes idéalisée, surtout au regard des débats faisant rage entre végétar(l)iens et carnistes entêtés, mais qui rejoint pourtant la réalité morale d’agriculteurs et d’éleveurs pour lesquels la perte de leurs animaux reste un réel crève-coeur difficilement surmontable.

Dépressions, suicides, et ce quels que soient les dédommagements et les éventuelles compensations : le monde agricole évolue désormais dans un climat de détresse dont on mesure mal l’ampleur.

« Ça a jamais été un problème d’indemnités », dira Pierre (Swann Arlaud) à sa sœur Pascale (Sara Giraudeau), vétérinaire quant à elle, concernant son troupeau et son abattage éventuel. La source de sa fierté : celui grâce auquel il a accédé aux honneurs du meilleur éleveur laitier.

Une problématique sociétale mal servie donc, que Petit Paysan s’attache avant tout à remettre de l’avant. Présenté comme un « thriller agricole » (dans un mélange de tendresse et d’un brin de condescendance), le premier film d’Hubert Charuel propose pourtant bien plus, et surtout, à une échelle bien plus importante. Si l’exploitation de Pierre et du village alentour cristallisent les enjeux, portent en premier lieu la voix d’une ruralité dont est issu Hubert Charuel lui-même, ils symbolisent également, et avec force, nos troubles et dysfonctionnements sociaux contemporains.

Esprit de communauté, moins de solidarité. Anciennes générations et héritages laissés (ou presque) de côté. Tradition constamment opposée à modernité. « Les gens qui savent » et les prolétaires.

Petit Paysan peut donc d’ores et déjà être vu à l’aune d’une lutte de classes à l’échelle individuelle, locale, puis nationale.

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Lorsque la boulangère, Angélique (India Hair), dit à Pierre « L’apparence, je m’en fous complètement. Et que tu sois paysan aussi, ça ne me dérange pas. », cette phrase maladroite va provoquer chez ce dernier un malaise manifeste, recevant celle-ci comme une forme de mépris. Quand Pierre se présentera à la gendarmerie pour faire une déposition, il sera alors moins vu comme un artiste de la terre que comme un fournisseur de viande. La venue des services sanitaires sera également l’occasion de mettre l’emphase sur un rapport hiérarchique au sein duquel Pierre se retrouvera inévitablement en bas.

Par petites touches, Hubert Charuel va ainsi patiemment mettre en place un cadre au sein duquel Pierre va se retrouver de plus en plus isolé. Par le système dans lequel il évolue, mais aussi à cause de son propre comportement, volontiers solitaire et distant.

Sa seule bulle d’air et son unique espace d’expression ? Ses vaches et son exploitation. Définitivement plus à l’aise, plus doué aussi dans le travail que dans le social. L’archétype du terrien, taiseux et taciturne, gérant ses affaires seul, loin des affres de la vie d’autrui et de ce qu’il considère comme des ennuis.

Fort de ce personnage grave et fragile, Hubert Charuel, dans une approche volontiers réaliste, entreprend la peinture d’un univers présenté sous un angle peu amène car crédible, aux antipodes de la représentation angélique à l’œuvre, elle, au sein de la production hexagonale de ces vingt dernières années. Pas question dans Petit Paysan de travestir la réalité.

Un réalisme constamment tenu, qui n’entrave heureusement pas Hubert Charuel dans ses idées, ses partis-pris scéniques, et ses choix stylistiques. Faisant preuve d’une étonnante maturité pour ce qui reste tout de même un premier long-métrage, ce dernier n’hésite pas à prendre son sujet à bras le corps en offrant des visions fantasmagoriques et iconiques saisissantes, où la familiarité de la ferme explose alors pour laisser place à des moments de cauchemars et de pure tragédie, renforçant d’autant le lien entre le spectateur et Pierre, dont on éprouve pleinement les doutes, dont on comprend entièrement les craintes.

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Outre cette vraie gueule de cinéma, Hubert Charuel ne va pas oublier pour autant de rendre justice à celles cristallisant tous les enjeux : les vaches de Pierre, et avec elles, une certaine idée des sentiments pouvant unir un exploitant à ses bêtes. Un attachement que Charuel se garde bien de souligner à gros traits, mais traite au contraire avec bienveillance et pudeur. Comme lorsque Pierre va installer son petit veau sur son canapé, afin de l’éloigner de l’horreur qui s’apprête à s’abattre sur le reste du troupeau. Ou encore lorsque il échange avec ses godelles, dont il est en fait plus proche que de ses parents ou de sa propre soeur.

Une sensibilité et un sens de la mesure que l’on retrouve dans chaque pan de l’écriture. Tout dans Petit Paysan respire ainsi le vécu, coule de source, sans jamais éprouver le besoin d’en rajouter. Un non-dit, adéquatement cadré et bien interprété, suffit. Un mot du cru, choisi avec soin, atteint efficacement son but haut la main. Précise, étonnamment (bien) contenue, la plume conjointe d’Hubert Charuel et de Claude Le Pape démontre par l’exemple qu’il est encore possible de faire des films denses et crédibles, sans excéder les quatre-vingt-dix minutes, au cinéma désormais une rareté.

Au même titre que des cinéastes ayant des choses importantes et pertinentes à raconter. Hubert Charuel, lui, par talent et fraîcheur des débuts, n’hésite pas à poser le débat. Sans forcément prendre clairement position, mais en mettant toutes les pièces en place pour que l’on se pose les bonnes questions. Une manière sensée de présenter les faits, leurs conséquences, sans juger les parties-prenantes.

Tout en offrant à cette occasion une superbe proposition de cinéma, dont la rareté ne fait que renforcer la valeur et les louanges méritées.

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Film vu dans le cadre du Festival Cinemania 2017.


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