Dans le métro lancé à grande vitesse, à la courbe de sa trajectoire, tout juste avant l’arrivée à une station, je voyais régulièrement apparaître en enfilade des portes alignées dans un souterrain désert dont je me posais la question de savoir où il pouvait bien mener. J’ai essayé à chaque fois de mieux repérer l’endroit que je ne suis jamais parvenu à saisir, et déjà le métro s’engageait dans la lumière de la station ; l’affaire m’a longtemps intrigué jusqu’au moment où j’ai enfin compris qu’il ne s’agissait là, non pas d’une « vue » de mon esprit, un mirage en quelque sorte, mais d’un reflet fugace de la rame de métro elle-même. Jusqu’à cette découverte j’ai imaginé de nombreux scénarios concernant ces passages menant à je ne sais quel univers parallèle et secret. Toutes proportions gardées, les œuvres de Patrick Modiano semblent se dérouler dans ce type d’univers improbables dont on se demande s’ils ont jamais eu une quelconque réalité.
Patrick Modiano ou son double, comme dans ces Souvenirs dormants, un certain Jean D., dont le nom est évoqué à la fin de l’ouvrage, largement après que le lecteur a pu entretenir l’illusion que c’était l’auteur en personne qui narrait sa quête des souvenirs d’un lointain ailleurs, initie de nouveau une recherche spatiale et temporelle pour réveiller la belle endormie. Au vrai il se mue en véritable arpenteur, un K. dont le château serait le territoire d’un temps passé, vécu ou imaginé. S’embarquant dans l’aventure il nous détaille toutes les données, celles le concernant en propre, sa croyance au fait qu’il y avait un temps pour les rencontres, que celles-ci ne pouvaient avoir lieu que dans la rue, sa préférence, l’hiver « entre six heures et huit heures et demie du matin, quand il faisait encore nuit. Un répit avant le lever du jour » d’un temps suspendu et sans doute propice à toutes les expériences telles que l’avaient prôné les surréalistes, etc., lui-même se sentant alors dans un état de réceptivité aigu. Et de donner des éléments de sa personnalité comme sa propension à fausser compagnie aux uns et aux autres, histoire de se rassurer…
Semer, fuir comme il est déjà clairement écrit dans Un Pedigree, sa seule œuvre ouvertement autobiographique parue en 2005. Puis vient le moment des détails techniques alors qu’il tente de mettre de l’ordre dans ses souvenirs, notant « des bribes qui me reviennent dans le désordre, listes de noms (qu’il ne manque pas de nous donner) ou de phrases très brèves ». « Au cours de ce travail que l’on fait à tâtons, certains noms brillent par intermittence tels des signaux qui vous donneraient accès à un chemin caché ». Tout est dit : c’est bien ce chemin caché qu’il nous invite à parcourir avec lui. Un chemin caché pour retrouver un monde perdu ou enfoui au plus profond de la conscience, faisant surgir des réminiscences de ce qui fut jadis vécu. Reste la très minutieuse (elle prétend l’être) topographie des lieux que le temps a transformée, mais que le lecteur parvient à raccrocher à sa propre histoire. C’est toujours la volonté de revenir au même avec ses vrais-faux points de repère, comme dans une suspension du temps. Rien d’étonnant si au détour d’une des multiples rencontres de femmes fréquentées jadis (c’est apparemment le sujet du livre), il est question de sciences occultes pour lesquelles l’une d’entre elles semble avoir le goût, et d’un livre que lui-même, Patrick M. ou Jean D., achète alors parce que son titre le frappe : L’Éternel retour au même. Comme en lointain écho viendrait alors les vers de Gérard de Nerval :
« La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment »…
Resterait à définir chez Modiano qui est cette « première » (la Treizième)…
En réalité, les clés ouvrant les portes qui donnent accès au fameux « chemin caché » sont tout simplement celles de l’écriture. Le phrasé dans son apparente simplicité nous saisit dans ses rets et ne nous lâche plus. Nous sommes, à notre tour, embarqués. Et Modiano nous embarque encore et toujours dans un autre jeu, celui des formes, la théâtrale soudainement – l’ancienne forme du genre, celle du temps où l’on écrivait encore des dialogues entre personnages bel et bien campés, à la Jean-Paul Sartre par exemple, nommé dans le texte par le peu sympathique compagnon de la mère d’un autre double de l’auteur à 20 ans –, avec Nos débuts dans la vie. Avec cet autre avantage que le lieu théâtral, celui des coulisses en particulier, est comme par hasard un de ces lieux privilégiés, un no man’s land de la conscience, un « chemin caché » pouvant nous mener à la résolution finale. Le théâtre, oui, le théâtre qui permet tous les jeux entre le rêve et le réel, dans une mise en abîmes perpétuelle et infinie ; il se trouve justement que Modiano baigne depuis toujours, depuis son enfance, dans cet univers improbable. Charme discret du théâtre d’autrefois… Sa mère fut une comédienne de pièces de seconde zone, voire de boulevard, ne parvenant pas à obtenir de rôle dans le noble art, celui des grands, comme Tchekhov.On retrouve tout cela dans Nos débuts dans la vie, ce regret de la mère et sa jalousie à l’encontre de l’amie de son fils Jean, qui, elle (elle se prénomme Dominique, comme la compagne de Patrick Modiano dans la « vraie » vie) a soudainement la chance de pouvoir interpréter le rôle de Nina dans la Mouette. Des passages entier de l’œuvre traduite par Elsa Triolet sont insérés dans le déroulé de la pièce. Pièce dans la pièce, jeux entre rêve et réalité, entre personnages de fiction et personnages de la réalité… Modiano est à l’aise dans ces registres mais curieusement l’affaire finit par être une sorte d’hommage, même en creux, à la mère (Elvire dans la pièce) si souvent absente, si peu maternelle comme il est souvent rappelé dans l’ensemble de l’œuvre.
Jean-Pierre Han
Souvenirs dormants, de Patrick Modiano Gallimard, 106 pages, 14.50 euros Nos débuts dans la vie, de Patrick Modiano Gallimard, 92 pages, 12 euros