S'il y a un sujet qui attise les oppositions de principe, c'est bien celui de la dette publique. J'ai encore eu l'occasion de m'en rendre compte dernièrement lors d'une conférence fort intéressante, mais où les avis sur la question étaient bien tranchés... Le billet d'aujourd'hui sera donc consacré à la monétisation des dettes publiques via l'assouplissement quantitatif (quantitative easing) de la BCE. Il s'agira surtout de montrer pourquoi les Allemands en ont fait un chiffon rouge, au moment où rien ne va plus chez eux sur le plan politique et où l'Europe se désagrège sans que personne n'y prête attention...
La dette publique au sein de la zone euro
Commençons par ce graphique, qui en dit plus qu'un long texte :
[ Source : Eurostat ]
Ainsi, à la fin du premier trimestre 2017, le ratio de la dette publique par rapport au PIB s'est établi à 89,5 % dans la zone euro, ce qui démontre au passage que sauf à espérer le retour d'une croissance fulgurante ou une inflation très forte, la question des dettes publiques ne pourra se régler que par une annulation partielle de celles-ci.
Mais chut ! Ne gâchons pas le travail des chargés de communication, qui se démènent afin de nous rassurer sur la pérennité d'un monde qui marche pourtant sur la tête avec des taux d'intérêt négatifs, une monnaie unique laissée en roue libre, une liquidité surabondante entraînant la formation de bulles, etc.
La dynamique de la dette publique
Fondamentalement, la dynamique de la dette publique dépend de son niveau et du différentiel (taux d'intérêt réel - taux de croissance). Et c'est peu dire que les dernières années, les États ont pu profiter de la politique ultra-expansionniste menée par la BCE, qui s'est traduite par une baisse des taux d'intérêt à long terme sur la dette publique et en tout état de cause une croissance (même très faible) supérieure aux taux d'intérêt, rendant supportable même des niveaux d'endettements publics très élevés comme en Italie ou en Espagne.
Or, l'assouplissement quantitatif mené par la BCE a vocation à s'arrêter un jour (prochain). À ce moment, si la hausse des taux d'intérêt fait craindre aux investisseurs un niveau insupportable du remboursement de la dette publique dans le budget des États, alors se déclenchera une nouvelle crise de la dette publique au sein de la zone euro. En effet, si le taux d’intérêt à long terme devient supérieur au taux d’intérêt moyen sur la dette, le paiement des intérêts sur la dette publique augmentera.
Pour ceux que la technique intéresse, on peut montrer que l’excédent budgétaire primaire (c'est-à-dire hors remboursement de la dette publique) nécessaire pour stabiliser le taux d’endettement public est donné par la formule suivante :
Excédent budgétaire primaire = dette publique x (taux d’intérêt à long terme - taux de croissance), où la dette publique est exprimée en % du PIB.
La monétisation des dettes publiques
Pour solvabiliser des États en difficultés financières, la tentation est alors grande de monétiser leur dette publique, c'est-à-dire d'autoriser la Banque centrale à acheter les titres de la dette contre création monétaire, ce qui est interdit par les traités européens. D'où les cris d'orfraie des dirigeants politiques allemands, qui voient dans le Quantitative Easing une monétisation déguisée des dettes publiques de la zone euro.
La Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a ainsi de nouveau été saisie de la question de la conformité de l'assouplissement quantitatif avec les statuts de la BCE, comme ce fut déjà le cas pour d'autres programmes de la BCE comme l'OMT (achat par la BCE sur le marché secondaire d'obligations publiques d'États en difficulté). Systématiquement, la Cour de Karlsruhe renvoie la patate chaude à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui contorsionne autant que faire se peut les textes juridiques afin de ne pas déclarer le montage illégal.
Mais les Allemands ont-ils raison de dire que la BCE monétise des dettes publiques ? En fait... oui ! Il suffit pour s'en convaincre de comprendre les coulisses de fonctionnement du quantitative easing. Tout d'abord, les Banques centrales des pays de la zone euro achètent des titres de dettes publiques en créant de la monnaie et touchent donc les intérêts sur ces titres. Or, les Banques Centrales des pays de la zone euro reversent leurs profits aux États, ce qui dans le cas présent signifie simplement que les paiements d’intérêts sur la dette publique faits par l’État à la Banque Centrale sont en fin de compte rendus par la Banques Centrale à l’État !
La boucle est bouclée ! Autrement dit, la dette publique est devenue gratuite pour l'État en question, ce qui correspond bien à une monétisation de la dette publique par la Banque centrale...
Avantages et inconvénients de la monétisation des dettes publiques
Certes la politique de taux d'intérêt bas a redonné du pouvoir d'achat aux emprunteurs. La monétisation des dettes publiques par la BCE aura, quant à elle, permis de solvabiliser les États en difficultés financières, donc d'éviter au moins à court terme, une nouvelle crise des dettes au sein de la zone euro. Mais le danger est grand que les gouvernements ne prennent pas ce mécanisme pour ce qu'il est, à savoir un répit pour engager les réformes nécessaires à la soutenabilité de leur dette publique. Les économistes parlent alors d'un risque d'aléa moral, pour décrire cette situation où les gouvernements pourraient être incités à mener des politiques budgétaires très expansionnistes (hausse des dépenses publiques ou baisses des impôts), puisqu'ils savent que la Banque centrale monétisera les dettes publiques.
A contrario, la politique monétaire menée par la BCE aura conduit à un écrasement des primes de risque sur de nombreux titres de dettes, ce qui fausse la perception globale du risque de leur portefeuille par les investisseurs. Quant à toutes les liquidités créées, certes d'aucuns redoutent un retour d'une inflation monétaire forte, mais c'est oublier qu'elles auront surtout servi à créer des bulles sur les actifs en particulier sur l'immobilier et les actions, comme j'en avais parlé dans ce billet.
En définitive, il faut toujours se méfier de ces politiques monétaires menées au bazooka, car elles ont beaucoup d'effets pervers qui n'apparaissent que bien plus tard. Toujours est-il que par sa position sur la question, l'Allemagne rappelle qu'elle est pour une Europe des règles et non une Europe de la solidarité... Un message qu'Emmanuel Macron devrait comprendre !
P.S : l'image de ce billet provient du site www.innovationstory.fr