" M. Chirac est fascinant non par ce qu'il a de compliqué, mais par ce qu'il a de simple. Il est ambitieux. C'est tout. Sa vie, son travail, ses jeux, son argent, ses rêves, tout s'ordonne autour de cet objectif unique : réussir. Et, comme il a de la méthode, qu'il est raisonnablement intelligent et qu'il a le goût du travail, il va son chemin d'un pas élastique. " (Georges Suffert, "L'Express" du 11 janvier 1971, cité par Pierre Péan).
Jamais il n'y a eu autant d'anciens Présidents de la Ve République que depuis mai 2017 : quatre. Parmi eux, il y en a un qui a quitté probablement "définitivement", sauf à de très rares exceptions, la vie publique : Jacques Chirac. Il a symbolisé pendant quarante ans (entre 1967 et 2007) la vie politique folle, au rythme accéléré, mais depuis une dizaine d'années, l'âge et la santé l'ont rattrapé, alors que le rythme de la vie politique est encore plus soutenu avec l'immédiateté des réseaux sociaux et de l'information continue. Ce mercredi 29 novembre 2017, le Président Jacques Chirac fête ses 85 ans. L'occasion de lui souhaiter un joyeux anniversaire.
Comme François Mitterrand, et plus que Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac est un personnage de roman politique. Durant toute sa vie politique, il s'est fait aimer ou détester, ou les deux à la fois. Il a commis des erreurs, beaucoup d'erreurs, mais il a eu aussi des coups de génie, il a fait aussi de grandes choses. La personnalité de son successeur direct l'a fait regretter alors qu'il sortait d'une grande impopularité. Aujourd'hui, il doit être probablement parmi les Présidents les plus appréciés des Français, peut-être parce qui lui-même a toujours aimé les Français (je précise que lorsque j'écris "les Français", il va sans dire que cela signifie "les Françaises et les Français", mais ici, ce n'est pas un discours).
Je propose à cette occasion une (pseudo-) "révélation" (déjà connue) et une "anecdote" (elle aussi déjà connue). Les livres mémoires sont souvent utiles à la compréhension du passé. Le passé lisse les faits, les glorifie ou au contraire les enlaidit, mais les témoignages multiples permettent de reconstituer les pièces du puzzle, parfois éparses.
Lorsque le dimanche 21 avril 2002 à 20 heures, la France a appris que Jean-Marie Le Pen serait présent au second tour de l'élection présidentielle, certains, à droite, s'en sont réjouis : ils estimaient en effet que la victoire était désormais acquise alors qu'un second tour avec Lionel Jospin aurait été très difficile. Pourtant, le premier intéressé, Jacques Chirac, a été loin d'être dans la joie. Au contraire, il était effondré. Effondré à l'idée que l'extrême droite fût à un si haut niveau dans l'électorat français.
Cette réaction, elle aurait pu être feinte, être "proposée" aux médias pour montrer une certaine éthique, une certaine dignité du Président sortant prochainement réélu. Un témoignage tend au contraire à en garantir la sincérité. Il vient d'un personnage qui a eu peu d'estime, du moins politique, pour Jacques Chirac. Il s'agit de Patrick Buisson, qui fut le conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Élysée.
Dans son livre "La Cause du peuple" (éd. Perrin) sorti le 28 septembre 2016, Patrick Buisson a en effet rapporté qu'en 2002, François Baroin, fidèle chiraquien, aurait été chargé par Jacques Chirac de collecter les cinq cents parrainages nécessaires pour permettre la candidature de Bruno Mégret à l'élection présidentielle.
Bruno Mégret avait été longtemps le numéro deux du Front national, mais avait compris que Jean-Marie Le Pen, multipliant ses provocations oratoires, ne souhaitait pas conquérir le pouvoir (sa réaction spontanée, filmée par la caméra de Serge Moati, le 21 avril 2002, a montré son désappointement et sa stupeur !). Or, Bruno Mégret, délégué général du FN plein d'ambition, voulait au contraire bâtir une stratégie de conquête électorale du pouvoir. En décembre 1998, il a ainsi créé une scission, emmenant avec lui plus de la moitié des cadres et des élus du FN au sein de son Mouvement national républicain (MNR).
Pour la classe politique, la division Le Pen père/Mégret était une divine surprise pour en finir "définitivement" avec l'extrême droite en France. On a vu qu'à peine trois ans et demi plus tard, il n'en a rien été. Jacques Chirac, qui a toujours combattu l'extrême droite (l'un de ses rares combats sincères et constants), était inquiet de la possibilité d'une second tour avec Jean-Marie Le Pen et avait donc agi de manière à ce que l'extrême droite fût le plus possible divisée lors de l'élection présidentielle. Cela n'a pas suffi.
Cette volonté de combattre l'extrême droite était d'autant plus sincère qu'elle ne servait pas forcément ses intérêts électoraux. En effet, dans l'hypothèse d'un second tour entre lui et Lionel Jospin, les sondages donnaient son concurrent largement favori. Vouloir réduire l'audience du FN, c'était donc risquer de perdre le second tour. Certes, le calcul pouvait aussi d'éviter d'être écarté lui-même du second tour (ce qui aurait été possible, puisqu'il n'a pas eu une très grande avance au premier tour).
On est ainsi très loin de l'image du "Chirac facho" que les médias véhiculaient, en raison de son ambition, de sa fougue et de son cynisme entre 1976 et 1981 pour préparer sa première aventure présidentielle. On aurait pu dire qu'il a peut-être changé, mais en fait, non. Car Jacques Chirac, loin d'être un homme simple, comme il aurait aimé être perçu (et le grand éditorialiste Georges Suffert est tombé dans ce piège en 1971), a été au contraire un personnage complexe, souvent contrasté, partagé entre le cynisme pur (très répandu au sein de la classe politique) et la sincérité véritable (et désintéressée).
Une anecdote intéressante a été livrée par Pierre Péan dans son livre biographique "L'Autre Chirac" (éd. Fayard), paru le 26 octobre 2016 (qui est une reprise de son "Chirac, l'Inconnu de l'Élysée", paru le 14 février 2007 chez Fayard). Elle concerne les relations entre Jacques Chirac et l'Afrique du Sud.
Pendant les années 1970, Jacques Chirac a toujours combattu l'apartheid. Alors que de nombreux ministres français étaient invités, voire sollicités avec pression, par le gouvernement sud-africain qui avait besoin de reconnaissance internationale, lui, Jacques Chirac, a toujours refusé de tels honneurs tant que l'apartheid était en vigueur.
Lors d'un dîner à Pretoria (à l'ambassade de France) en l'honneur du Président sud-africain Nelson Mandela, le 25 juin 1998, son homologue français Jacques Chirac lui déclara : " Depuis bientôt quarante ans, mes pas m'ont mené partout. Jamais pourtant je n'étais venu chez vous. Précisément parce que vous n'étiez pas encore ici chez vous. Parce que, sur la terre de vos pères, on vous refusait, à vous et à tant d'autres, la qualité de citoyen et d'homme. Parce qu'ici, vouloir avancer debout demeurait un combat. ".
La réalité, ce fut qu'au lieu de faire le jeu des dirigeants sud-africains qui maintenaient l'apartheid, Jacques Chirac a soutenu financièrement, et très discrètement (donc de manière électoralement désintéressée), l'organisation de Nelson Mandela (qui était alors en prison), l'ANC (African National Congress) depuis la fin des années 1960. C'était le roi du Maroc Hassan II qui le lui avait demandé et il avait accepté : " [Hassan II] avait constitué un réseau de gens qui aidaient au financement de l'ANC. Il m'avait choisi pour cela. " (Entretien avec Pierre Péan).
Pour finir, je propose une petite anecdote sur un sujet très sensible, l'exploitation des terres en Afrique, qui est encore très sensible aujourd'hui, au moment où Robert Mugabe a été éjecté du pouvoir au Zimbabwe (démissionnaire le 21 novembre 2017) et remplacé par Emmerson Mnangagwa (investi le 24 novembre 2017).
Le 22 juillet 2006, Jacques Chirac a confié à Pierre Péan cette petite histoire que lui a racontée le Prix Nobel de la Paix Desmond Tutu (qu'il a décoré au Cap le 25 juin 1998, le promouvant grand officier de la Légion d'honneur). Voici ce que l'archevêque anglican lui a dit, avec le "nous" africain et le "vous" européen : " Je vais te raconter une histoire. Quand vous êtes arrivés chez nous, vous aviez la Bible en main et nous, nous avions la terre. Vous nous avez dit : "Fermez les yeux et priez". On a fermé les yeux et on a prié. Quand on a rouvert les yeux, nous avions la Bible et vous aviez la terre... ".
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 novembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Chirac a 85 ans.
Chirac a 84 ans.
Chirac a 80 ans.
Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L'héritier du gaulllisme.
...et du pompidolisme.
Jérôme Monod.
Un bébé Chirac.
Discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20171129-chirac.html