À Castel-Sarrazin, Landes, l'église du Vieux-Bourg a des premières pierres qui ont été montées il y a plus de mille ans, il y a aussi une date qui s'effacera bientôt, dans quelques dizaines d'années, car gravée dans de la pierre trop friable, pas sur le linteau de la porte d'entrée mais bizarrement sur une petite ouverture, presque en haut du toit, au royaume des martinets et des hirondelles : 1149
Si à Amou, où j'habitais après mes six premières années de vie à Baden-Baden, il y avait et il n'y a plus de nos jours, quinze auberges pour moins de mille cinq cents habitants, à Castel-Sarrazin, Landes, où j'ai grandi et appris bien des choses, il y avait et il n'y a plus, toujours de nos jours, cinq auberges pour quatre cents habitants : à Lagrange, au Faget, chez Larregneste, au Placéoü et au Rousséoü.
La France a longtemps été un pays d'auberges. Pas un pays d'ivrognes, un pays d'auberges. S'il pouvait bien évidemment y avoir quelques ivrognes, l'auberge était avant tout lieu de vie, de rencontre, d'attente, d'arrivée, de départ, de protection, de relation, de traitement d'affaires, de sustentation, de réhydratation, de jeu, c'était lieu de parole avant tout.
L'auberge était majoritairement tenue par des femmes, l'homme devait décrotter ses sabots avant de rentrer, faire profil bas, pas s'humilier, mais savoir qu'il entrait dans un lieu où une femme déciderait de le servir... ou pas.
L'auberge a été le premier réseau social, bien mieux que le petit oiseau bleu ou FB, car l'on s'y voyait, l'on s'y sentait, l'on s'y parlait vraiment. Formidable réseau de centaines de milliers d'auberges qui entretenait et propageait la parole. Ça pouvait mettre du temps mais d'auberge en auberge, de Dunkerque à Bonifacio la vie médiatique circulait...
Mon histoire personnelle est liée à l'auberge du Rousséoü de Castel-Sarrazin, Landes, qui était propriété de la famille Dufourcq. J'ai bien connu les frères Camille et Pierre Dufourcq, morts depuis bien longtemps, dont les femmes tenaient l'auberge. Eux étaient charpentiers. Pas charpentier vulgum pecus, mais compagnons du devoir charpentier.
J'ai plus de respect pour un compagnon du devoir que pour un énarque - ça c'est certain - mais aussi que pour un polytechnicien, un député ou un Président de la République.
Camille que j'ai plus connu, possédait l'art du trait, de la coupe et de l'assemblage. Il vénérait son métier, quand il partait au travail il ne partait pas au malheur comme bon nombre d'entre nous, ainsi le disait-il. Il a fait des chefs-d'oeuvre ordinaires et extraordinaires. Charpentes, toitures, mais aussi un vélo en bois, tout en bois, chaîne et rayons compris, à l'échelle une et nombreux furent celles et ceux qui roulèrent (précautionneusement) avec sur l'unique rue du Vieux-Bourg sous l'oeil ravi de son fabricant...
Sur le fronton de granit du linteau de l'auberge il y avait, gravé, le symbole des compagnons, celui qui passait la porte se découvrait toujours avant d'entrer. Respect. Comme pour Dieu le Père mais en bien mieux, un seul métier en trois objets sacrés : L'équerre, le compas et la bisaiguë. Ce symbole est toujours là, je l'ai photographié hier...
Au Rousséoü il y avait Céleste. Céleste du Rousséoü, la très très très vieille Céleste, morte à près de cent cinq ans avant la dernière guerre. Ma mère et le frère de ma mère l'ont connus. Céleste a raconté à l'auberge ce qu'aucun tweet, compte ou page FB ne raconteront jamais, elle te parle...
"Petit écoute-moi, écoute ce que je voudrais te dire pour que tu puisses le dire un jour à ton tour, ce n'est pas grand chose, ce sont les choses de ma vie, les choses de mon soir... Toute petite j'ai connu le général Jean-Jacques d'Argoubet, j'étais placée chez lui en son château d'Arsague, j'avais dix ans... Nous étions au coin du feu dans la grande pièce et le vieux général était là avec sa femme, sa Jeannette qu'il avait toujours aimé, il était triste ce soir-là, pas triste peut-être, mais nostalgique, il regrettait des choses de sa jeunesse, il nous l'a dit... Il regrettait d'avoir fait brûler des églises en Italie, il regrettait les morts, ses camarades, ceux dont on lui avait dit qu'ils étaient ses ennemis... Il disait qu'il avait fait acheminer par attelages de boeufs les colonnes de son château d'Arsague pillées dans un château de Toscane, il regrettait... Il avait été nommé général de brigade après la bataille de la Trebbia en 1799, pour sa conduite héroïque - il baissait sa voix en disant ça, tu peux me croire petit -, c'était le général Macdonald qui lui avait conféré ce grade prestigieux à lui, enfant de Dax et d'Arsague... Quelques temps plus tard, après son retour d'Egypte, Napoléon lui-même lui avait remis une paire de sabres en lui demandant "qui" il était et il avait répondu "au garde-à-vous" : Je suis Jean-Jacques d'Argoubet pour vous servir, je suis du pays d'Arsague, le pays aux cent ponts et passerelles où le jour comme la nuit chantent cent mille vierges (il voulait parler des grenouilles)... Petit, tu sais, ces mots il nous les avait dit en patois au coin du feu - aoü cout dou houec - je m'en rappelle comme si c'était hier : "Que souy Yan-Yaquès d'Argoubet, t'ats bos serbi, que souy dou païs d'Arsaygue, lou païs aoü cen pounts e pountriques, aoü lou your coume la noueyt cantent cen mille vieryes"...
Je te raconte cette histoire petit pour que tu entendes le chant de ces grenouilles, pour que tu voies dans ta mémoire ce vieux général qui se déliait, se séparait, de ses remords et de ses douleurs par la parole... La parole petit, la parole...
D'en haut du Vieux-Bourg de Castel-Sarrazin, Landes, car c'est sur une colline, on voit, la nuit, certaines nuits d'hiver, les phares des dameuses en action à la station de ski de la Pierre-Saint-Martin, on voit aussi certaines autres nuits les déclics zébrants du phare de Biarritz.
À Castel-Sarrazin la montagne de La Pierre et la mer de Biscaye sont à plus de cent kilomètres. Mais à Castel-Sarrazin, celui qui veut saura toujours entendre les choses du jour, les choses du soir et les choses de la vie. Celui qui sait et qui entend ces choses-là est apaisé...