Une amie vient de m'offrir la correspondance d'Albert Camus et de Maria Casares parue chez Gallimard. C'est un très gros pavé de plus de 1300 pages et qui éclaire sur cet amour que l'on connaissait mais qui nous est raconté ,là, au jour le jour, dans des lettres éblouissantes. La fille de Camus ,Catherine Camus écrit un avant-propos sensible et émouvant et sa dernière phrase donne la mesure de cette correspondance: " Merci a eux deux. Leurs lettres font que la terre est plus vaste,l'espace plus lumineux, l'air plus léger simplement parce qu’ils ont existé." et que ce soit ,elle, la fille qui écrive cela montre une très grande intelligence du coeur.
Ce livre à entraîne une très grande quantité d'articles tous, émerveillés , en présence de cet amour et de ces lettres. Tous les grands organes de presse ont publié une analyse: Le Figaro, Libération, La Dépêche , Telerama, et d'autres encore et il y a sur Youtube un petit montage émouvant
On en savait déjà beaucoup sur Albert Camus et ses amours mais ce gros livre donne de la chair à cette connaissance et,par ailleurs, comme les deux correspondant parlent aussi de leur travail, de leurs projets ces lettres donnent des éléments sur leurs arts. Dans une lettre, par exemple, Albert Camus expose à Maria l'objectif ambitieux qu'il poursuit et la grande oeuvre à laquelle il songe.Dans une lettre du 24 août 1948 il lui écrit : "Dans quelques mois il faudra que j'entame un nouveau cycle, plus libre,moins contrôlé, plus important aussi." Il songe a ce moment là , déjà, a un grand roman qui viendra après le cycle de l’absurde et celui de la révolte et dont ,ailleurs ,il dit que ce devra être son "guerre et paix. On sait que c'est Le premier homme dont on a qu'une petite partie, déjà, superbe.
Ils ont vécu longtemps et beaucoup séparé et ces lettres sont un cri contre ces séparations a répétitions. Lui veut tout savoir de ce qu'elle fait dans ces moment s de séparation, il lui demande de tout lui raconter dans les détails et c'est touchant.
Et il y a très souvent l'évocation de cette difficulté à ne vivre qu'ensemble en raison de la situation de Camus marié et père de deux jumeaux comme , par exemple, dans cette longue et admirable lettre daté du 23 juillet 1949 à Rio pendant sa tournée de conférences en Amérique latine pendant deux mois. (p. 137 )Dans une lettre du 11 avril 1950 (p.494) il résume élégamment la situation: "Il est vrai que je voudrais pouvoir t'aimer sans renier tout à fait mes engagements envers ceux qui dépendent de moi. C'est que je ne peux vivre sans ton amour et que je crains de ne pas savoir bien vivre sans m'estimer."
De très nombreuses lettres font état de la véritable inquiétude qui conduit les intéressés au mal-être lorsqu'ils ne reçoivent pas de nouvelles pendant plusieurs jours. Il y a ,sur ce point, une sorte de répétition lancinante. Mais, malgré cela, et bien que Camus constate qu' il y a toujours "une inquiétude au fond de mes plus grande joie." (p. 92) il constate aussi que cet amour lui apporte beaucoup : " Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n'étais pas fier, et de ce jour là quelque chose a commencé à changer, lentement, malgré moi,malgré toi aussi qui étais alors lointaine, puis tournée vers une autre vie. Ce que j'ai dit, écrit ou fait depuis le printemps 1944 a toujours été différent, en profondeur, de ce qui s'est passé pour moi et en moi, auparavant. J'ai mieux respiré,j'ai détesté moins de choses,j'ai admiré librement ce qui méritait de l'être. Avant toi, hors de toi, je n'adhérais à rien. Cette force dont tu te moquais quelquefois, n'a jamais été qu'une force solitaire, une force de refus. Avec toi, j'ai accepté plus de choses. J'ai appris à vivre d'une certaine manière." (p.182)
Cette correspondance nous montre aussi combien la maladie a obligé Camus à des séjours de repos et de soins au Panelier ou a Cabris , séjours pendant lesquels Maria Casares avait , de son côté une grande activité: radio, répétition, théâtre et cinéma, activité dont elle donnait le détail dans ses lettres.
Et Camus de rêver à une autre vie. "Nous vivons seulement les villes,la fièvre, le travail- et toi et moi pourtant sommes faits pour cette terre, pour la lumière,la joie tranquille des corps, la paix du coeur. Il faudra changer tout cela, n'est-ce pas? Il faudra vivre, aimer, jouir dans la joie. Bien sûr nous avons longuement lutté jusqu'à présent et nous n'avons pas eu le temps de l'abandon. Mais maintenant que nous avons gagné notre certitude, nous pouvons trouver la récompense, fuir toute cette hideuse vanité qui nous entoure, et vivre un peu plus dans la vérité. En revenant vers la maison je me permettais tant de délices en imagination que je me suis secoué pour mettre un terme à cette rêverie. (p. 253)
Il ne peut même pas se rendre à Paris lorsque Maria perd son père qu'elle a soigné pendant des mois et il y a , alors, une série de très belles lettres dans lesquelles ils se réconfortent l'un ,l'autre.(p.378 a 382) et elle lui écrit: " Ma mère, mon père. les deux seuls êtres au monde qui m'aient appartenu et qui m'aient entièrement possédée en dehors de toi. Maintenant il ne me reste que toi, toi seul."
Une série de belles lettres sur ce deuil et sur la reprise de la vie petit à petit.
Une grande partie de ces lettres intéressera aussi les critiques car on y voit les difficultés de Camus dans l'écriture de son essai :L'homme révolté et ses passages de la volonté de créer à une sorte de déprime. On y voit aussi son attitude à l'égard du milieu parisien. Par exemple dans cette lettre du 15 mars 1950 : " Enfin il me parle de la centième à grand spectacle ( Les Justes). Naturellement,je ne peux accepter. qu'irais-je faire avec le Tout Paris? Le Tout Paris n'aime pas cette pièce et n'est pas à l'aide avec son auteur. Quant à l'auteur,le Tout Paris lui sort par les narines.
Ce serait une comédie à jouer. Mais je suis trop fragile pour ça maintenant."
De très belles lettres lors des séjours à Alger. Ils n' y sont pas ensemble et on imagine ce que cela peut avoir de cruel pour les deux. Après les séparations dues à la situation de Camus voilà les séparations dues au travail de l'un et de l'autre! Mais aurions nous cette magnifique correspondance si ils avaient pu vivre et voyager ensemble? Au total la lecture de ces lettres est un plaisir encore plus grand que de lire une biographie. On y voit vraiment la vie se dérouler au jour le jour. Cette correspondance nous montre aussi que Camus aurait eu la matière , l'expérience pour nous donner, ce qu'il prévoyait de faire dans son "Guerre et Paix" une grande histoire d'amour. Égoïstement on se dit que cet amour si fort mais si difficile à vivre nous a donné ces lettres.