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A Beautiful Day. Du cinéma comme art psychopompe

Par Balndorn
A Beautiful Day. Du cinéma comme art psychopompe
Anubis, Odin, Hermès, l’Ankou : autant de personnages mythologiques que l’on qualifie de « psychopompes », soit des passeurs entre notre monde et le royaume des morts.Et si le cinéma tenait lieu de Charon moderne ? Et si l’on prenait A Beautiful Day comme emblème de cet art psychopompe ?
Sous les muscles, un cœur
Barbe fournie, musculature imposante, dos couturé de cicatrices, regard sévère : voici Joe (Joaquin Phoenix, Prix du meilleur acteur masculin à Cannes). Ici, Joe casse le bras d’une petite frappe qui tentait de l’extorquer dans une ruelle. Là, Joe chante en chœur avec sa mère en essuyant la vaisselle. Et là-bas, dans le placard, c’est encore Joe, qui, pour se punir, se place la tête dans un sac plastique.C’est que Joe, comme tout individu, est dual. Mais à la différence de beaucoup de monde, Joe a participé à une intervention américaine à l’étranger – Afghanistan ou Irak, peu importe. Et depuis cette guerre, il vit hanté par la mort d’un petit garçon sous ses yeux, tandis que l’assaillent des souvenirs traumatiques de sa propre enfance.C’est cette tension entre la puissance physique du vétéran et la vulnérabilité psychologique que saisit Lynne Ramsay. Pareil à une traversée vers un autre monde, le montage multiplie les allers-retours entre la réalité brutale d’un homme de main, chargé de retrouver la fille d’un sénateur, et son inconscient cauchemardesque. Par ces plans ultra-courts, semblables à des jumps-scare, et jamais élucidés – qui est cette petite fille hurlant ? et ce garçon qui fuit son père ? –, Ramsay déconstruit la masse virile pour trouver, au fond de la barbe protectrice, une tendresse retenue.
Du cinéma comme lieu de passage
Mais ne voir en A Beautiful Day qu’une simple humanisation d’un personnage stéréotypé ruinerait l’ambition du film. Son premier titre, You Were Never Really Here (titre du roman de Jonathan Ames qu’adapte Lynne Ramsay), la caractérise bien mieux. Il s’agit en effet de dé-corporer, de rendre absente à elle-même la présence si physiquement imposante de Joe/Joaquin Phoenix. D’où le recours à un montage fragmentaire. D’où également l’éclatement de sa personnalité dans une série d’objets et de gestes : la chanson avec sa mère, la main d’un tueur qu’il prend tendrement dans la sienne, les bonbons qu’il éclate avant d’avaler… L’acteur ne se réduit pas à un seul corps. Il éclate, se dilate, s’étend à la forme même du film. Voilà en quoi A Beautiful Day appartient à du cinéma psychopompe : formellement, il assure le passage d’une âme troublée vers une réalité tout aussi malmenée, et inversement. C’est que le cinéma sert de lieu de passage paradoxal : en mettant, grâce au montage, deux plans de réalité (l’intériorité/l’extériorité) sur un pied d’égalité, il transite entre deux mondes concrets, immanents. Au cinéma, il n’y a jamais de transcendance. De sorte que l’on ne peut jamais échapper à ce monde d’images physiques, mais qu’en revanche, sentiments et sensations circulent entre l’intérieur et l’extérieur, se nourrissant de ce flux tendu au cœur de la matière.C’est pourquoi les objets tiennent un rôle si important. Lieux de passage, ils fixent des sentiments volatils, et parlent de Joe mieux que lui. Obstacles à la vue, et révélateurs d’une image inconsciente.
Un nouveau Taxi Driver ?
Ce qui nous amène à la comparaison systématique avec Taxi Driver. Certes, A Beautiful Day partage bon nombre de points communs avec le chef-d’œuvre de Scorsese : Joaquin Phoenix comme Robert De Niro y incarnent des vétérans (du Vietnam ou des guerres des années 2000) qui ne trouvent pas leur place de retour au pays, et n’arrivent pas à se détacher de la violence qu’ils ont éprouvée là-bas. Mais la différence repose sur le personnage féminin : à la différence : alors qu’Iris (Jodie Foster) se situe dans une posture somme toute passive, Nina (Ekaterina Samsonov) n’a guère besoin pour s’affranchir de ses ravisseurs. Émancipation féministe ? Empowerment ? Sans doute. Mais, si l’on se place du point de vue du cinéma paradoxalement psychopompe, c’est aussi la preuve que le prétendu sauveur n’en est pas un, qu’il n’amène pas dans un autre plan de réalité que celui que nous connaissons, et qu’en fin de compte, seule la forme cinématographique a le pouvoir de conduire les âmes, et de leur redonner une voie.A Beautiful Day. Du cinéma comme art psychopompe
A Beautiful Day, de Lynne Ramsay, 2017Maxime

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