Magazine Amérique du nord

Avec les Cris et les Inuits dans les terres du Grand Nord

Publié le 02 juillet 2008 par Boothroyd

Lu sur le site du Monde, un article d'Anne Pélouas depuis Kangiqsujuaq.

Le lichen de la toundra dégèle à peine en juin, tout au nord du Québec, passé le 60e parallèle. Avec leurs nouveau-nés, les caribous cherchent leur nourriture entre les amas de pierres. L'un des plus grands troupeaux au monde de ces rennes sauvages (690 000 têtes) se donne rendez-vous ici, près du parc national des Pingualuit, pour mettre bas, avant de rejoindre son aire de migration estivale, plus au sud. Pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde, et aucune route. Il faut parcourir de longues distances en hélicoptère ou en petit avion pour atteindre les localités les plus septentrionales du Québec, le long des baies d'Hudson et d'Ungava.

Une vingtaine de villages à majorité cris (Amérindiens) ou inuits ont connu leur heure de gloire au temps de la traite des fourrures et des baleiniers. Leurs anciens noms en témoignent : Fort-Rupert, Fort-George, Poste de la Baleine ou Fort-Chimo. Ils ont été rebaptisés Waskaganish, Chisasibi, Kuujjuarapik et Kuujjuaq, signe d'une réappropriation par les premiers habitants de cette contrée qui occupe plus de la moitié du territoire du Québec, avec seulement 5 % de sa population.

Le déclin du commerce des fourrures l'avait replongée dans l'oubli, jusqu'à ce que la compagnie d'Etat Hydro-Québec investisse le "Moyen-Nord" pour se lancer dans l'exploitation du formidable potentiel hydroélectrique de ses rivières, dans les années 1970 et 1980. Epoque glorieuse des "bâtisseurs d'eau", des grands barrages et des immenses centrales construits en Jamésie (au bord de la baie James), sur les terres ancestrales des Cris. Ceux-ci ont reçu en échange, aux termes d'une convention signée avec Québec et Ottawa en 1975, des droits de propriété sur certaines terres (mais pas sur le sous-sol), des droits de chasse et de pêche et des indemnités (85 millions d'euros pour les Cris, 57 millions pour les Inuits).

Plus au nord, passé la limite des arbres de la forêt boréale, s'ouvre le Nunavik, grand comme la France, habité à 90 % par des Inuits en voie d'obtenir de Québec un "gouvernement régional".

Peuple de nomades sédentarisés de force dans quatorze villages côtiers de la baie et du détroit d'Hudson au milieu du XXe siècle, ils ont ensuite vécu dans l'indifférence quasi générale des Blancs du Sud. Mais, depuis quelques années, le développement économique du Grand Nord est devenu l'une des priorités du gouvernement québécois de Jean Charest. Le Nunavik connaît un boom minier sans précédent. Et la création annoncée de quatre nouveaux parcs nationaux dans la zone devrait attirer les touristes en mal d'aventures nordiques.

La fierté retrouvée des Inuits s'affiche à Kangiqsujuaq, pimpant village aux bâtiments et maisons colorés au bord du détroit d'Hudson (à 88 km à vol d'oiseau du parc des Pingualuit et à 1 800 km de Montréal). L'ancien poste de traite des Français Révillon Frères est blotti dans une baie qui file en fjord. Chasse et pêche demeurent des activités traditionnelles. A motoneige ou en "quatre-roues" pétaradants, les Inuits partent dès qu'ils peuvent poursuivre le caribou, le phoque et la perdrix ou pour aller pêcher le béluga, l'omble chevalier et la truite de lac.

RUÉE SUR LE NICKEL

Créé en 2004, le parc national des Pingualuit est le projet phare de cette communauté de 600 habitants. Il enserre un cratère creusé par la chute d'une météorite, il y a 1,4 million d'années. Les scientifiques surnomment son lac circulaire (2,7 km de diamètre, 267 m de profondeur) le "cristal du Nunavik" à cause de la pureté de ses eaux. "Le cratère servait de repère aux Inuits quand ils prenaient leurs quartiers d'été", explique le gardien du parc, Yaaka Yaaka. Les visiteurs se rendent à pied sur son pourtour pour découvrir des plantes rares, observer des caribous, dormir sous la tente ou skier en hiver.

Lieu spirituel des Inuits, " le parc a été voulu par eux pour protéger le cratère et l'ouvrir aux touristes, explique Brian Urquhart, un Ecossais chargé de la gestion locale. Ses installations (sentiers pédestres, refuges, piste d'atterrissage), son centre d'interprétation, le nouvel hôtel et l'entreprise locale d'écotourisme reflètent la volonté des Inuits de garder la maîtrise de leur propre développement. Du directeur du parc, ex-policier, aux femmes de chambre, quasiment tous les emplois liés au projet sont occupés par des Inuits. La mairesse Mary Pilurtuut voit d'un bon oeil ce tourisme contrôlé. Il devrait profiter du passage de croisiéristes de la compagnie inuit Cruise North et de la tenue fin août d'un premier congrès sur le tourisme polaire.

La ruée minière dans la fosse d'Ungava, avec une dizaine d'entreprises d'exploration, lui plaît moins. La mine Raglan de Xstrata, ouverte en 1997, doublera sa production de nickel d'ici à 2013. Canadian Royalties ouvrira une mine en 2009. De Kangiqsujuaq, les rotations d'hélicos et de petits avions se succèdent pour installer les premiers campements. Les Inuits sont partagés sur les bienfaits de l'exploitation minière : "C'est bon pour l'économie mais pas pour l'environnement", disent-ils. A la mine Raglan, une centaine d'entre eux représentent seulement 10 % des effectifs. Le manque de formation est pointé du doigt. Les jeunes (un tiers des Inuits ont moins de 25 ans) quittent vite l'école. Moins d'un quart d'entre eux finissent leurs études secondaires. Souvent, ils ne peuvent occuper les emplois proposés.

Le désoeuvrement alimente les problèmes sociaux (alcoolisme, drogue, suicide), aggravés par la contrebande. A Kangiksujuak, plusieurs s'inquiètent d'une recrudescence de ces fléaux à la veille du versement aux Inuits du Nunavik d'importantes sommes d'argent. Raglan va leur distribuer 4 % de ses profits annuels (20,5 millions d'euros). A Salluit, proche de la mine, chaque adulte recevra 9 500 euros ; à Kangiqsujuaq, 2 500 euros par habitant car le village préfère garder une part des redevances pour construire des bâtiments collectifs.

La fosse d'Ungava n'est que l'un des "filons" du Nord québécois. Areva va y chercher de l'uranium. Goldcorp s'apprête à exploiter un gisement d'or en Jamésie. Cette région connaît par ailleurs une nouvelle effervescence hydroélectrique, à la faveur d'accords signés en 2002 avec les Cris, contre des indemnités de 2,2 milliards d'euros sur 50 ans.

L'avion qui atterrit à Nemiscau (1 000 kilomètres de Montréal) porte les couleurs d'Air Creebec, compagnie des Cris, et de la Société d'énergie de la Baie James (SEBJ), filiale d'Hydro-Québec. L'équipe de relève des nouveaux "bâtisseurs d'eau" part en bus vers des villages de baraques préfabriquées dotées de toutes les commodités. Ils gagnent en six mois leur salaire d'un an à Montréal, au prix d'une "vie de chantier" de plus de 60 heures par semaine.

Ils poursuivent la construction du complexe Eastmain-1-A-Sarcelle-Rupert : deux centrales, des aménagements pour dériver 72 % des eaux de la rivière Rupert, quatre barrages, 74 digues, un tunnel creusé sur 2,9 kilomètres dans le roc, dix canaux, deux évacuateurs de crues. Ce "projet de la décennie" (2007-2012) coûtera 3,2 milliards d'euros et ajoutera 894 mégawatts de puissance installée aux 40 000 actuels d'Hydro-Québec, quatrième producteur mondial d'hydroélectricité. " Les entreprises cris ont le premier choix des contrats, explique Philippe Mora, administrateur de projet. Elles profitent en outre d'une clause d'appels d'offres exigeant 40 % de contenu local." Après des années de querelles, les relations avec les Cris sont au beau fixe. " On a appris à mieux communiquer", dit M. Mora. Outre leurs indemnités, les Cris ont reçu pour 152 millions d'euros en contrats de gré à gré, avec un fonds destiné à la formation de la main-d'oeuvre. "Le taux de roulement des Cris est alarmant", constate cependant Gervais Savard, chef d'un chantier qu'il qualifie de "camp de forçats".

Des biologistes sont à l'oeuvre pour limiter les impacts de la dérivation de la rivière Rupert sur l'environnement. Des seuils à poisson sont construits, des frayères recréées, tandis qu'on élève des esturgeons, très prisés des Cris. Leur chair retient moins le mercure que d'autres. Dans les années 1980, le mercure naturel libéré par la création de réservoirs a beaucoup angoissé. On sait maintenant qu'il disparaît au bout de dix à trente ans. " A l'époque, se souvient M. Mora, l'inquiétude des Cris pour leur santé les a poussés à l'obésité : ils avaient délaissé le poisson, dont ils sont grands consommateurs, pour le poulet frit."


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