Johnny, ou cette « journée particulière ».
Show-biz. «Ce monde tourne carré, je ne comprends plus rien aux gens», dit l’une. «Nous y participons d’une manière ou d’une autre, les gens, c’est nous», lui répond l’autre. Intranquille, la société française en tant qu’entité collective porte en elle, ces temps-ci, tous les symptômes d’une dislocation d’autant moins visible qu’elle reste sournoise, tapie dans les entrelacs d’une actualité dont nous subissons les assauts, de même que ses apparences imposées. Le désamour de la vie quotidienne habite chacun d’entre nous. Et le verbe «aimer», dans toutes ses acceptions, nous rappelle cruellement leur foncière incomplétude, leur irréparable inachèvement. À peine sortis de la «séquence Johnny», qui a tout écrasé, déjà devons-nous la déconstruire, prendre du champ, sinon de la hauteur. Le bloc-noteur ne se dédira pas et assume ce qu’il a écrit la semaine dernière, à savoir que le chanteur n’était «pas qu’un monstre sacré» mais aussi et surtout une singulière «passion française» à laquelle il convenait d’accorder de l’importance. Mais après? «La confusion mentale est pathologique quand on est seul, normale quand est plusieurs», disait Valéry. Et puis, dans le Mondedaté du 12 décembre, Régis Debray, dans un long texte intitulé «Une journée particulière», est venu d’un trait de plume saisissant verbaliser, soumettre des idées qui dérangent, devancer, attiser le débat. Les philosophes – les authentiques – sont là pour ça. Et Régis Debray, qui n’a rien contre Johnny Hallyday et encore moins contre le peuple massé dans les rues de Paris, y va fort. Pour lui, l’hommage rendu par le président de la République marque une sorte de conversion à «l’institutionnalisation du show-biz, nouveau corps de l’État, sinon le premier d’entre eux», voyant, dans ce fait même, l’avènement d’une France américanisée où les «héros» sont des stars et non plus des combattants: «Combattre étant devenu honteux, analyse-t-il, le héros n’est plus celui qui se sacrifie pour sa patrie ou pour une cause, mais celui qui se fait voir et entendre de tous, devenant milliardaire du même coup.» En somme, dis-nous qui tu honores et comment, je te dirai où en est ton pays et son rapport à sa propre histoire, passée, présente et à venir…
Prix. Solennel, Régis Debray nous invite à bien réfléchir. «Cette journée marquera nos annales, tel un point d’inflexion dans la courbe longue d’un changement de civilisation», écrit-il. Rien de moins.
Nous en étions restés à l’atrophie médiatique sans précédent et à cette «bulle Johnny» qui avait fini par saouler certains de ceux qui l’aimaient, et nous voilà soudain plongés, explique Debray, dans «l’éclatante consécration du glissement de la graphosphère à la vidéosphère, enfin parachevée». Changement de civilisation, peut-être (nous lui accordons notre crédit), changement d’époque, assurément. L’image-son domine. Et nous broie. «Elle instaure pour tout créateur symbolique aspirant à la reconnaissance, écrivain inclus, l’obligation, sinon d’être une bête de scène, du moins de crever l’écran,poursuit le philosophe. Ce qui exige une physionomie reconnaissable, une gueule, un look, un ton de voix – ou un balbutiement singulier.» Prenant appui sur l’œuvre et le destin de Julien Gracq (nous aimerions tant pouvoir hurler en place publique «nous avons tous quelque chose en nous de Gracq»!), Régis Debray pense que le «populisme oligarchique, grossièrement adopté par M. Sarkozy, se poursuit en plus élégant et plus fin, à l’image du régent, mais au prix d’embrassades et de bisous dont on devra payer le prix». Enfin, il cite une phrase de Gracq, extirpée du Rivage des Syrtes (1951): «Ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction.» Nous ajouterons, à titre personnel: l’indifférenciation. Le monde tourne carré, la société française avec.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 15 décembre 2017.]