Marcel Pagnol – comme Guitry, comme Cocteau, qui avait cependant pour lui d’avoir été poète au temps des surréalistes – était un tel Fregoli que, près d’un demi-siècle après sa mort, il n’occupe toujours pas la place qui lui est due. Homme de théâtre ? Romancier ? Mémorialiste ? Cinéaste ? Il a été tout cela à la fois. Il a été partout, et aujourd’hui, il n’est malheureusement nulle part.
Si l’on ajoute que ses films, des films populaires (comme ceux de Jacques Rozier, le plus grand cinéaste vivant, mais qui n’a jamais touché un tel public), ont rempli les salles et, à l’époque où le noir et blanc n’en était pas banni, ont fait les beaux jours de la télévision, que sa trilogie autobiographique a certainement donné lieu à autant de dictées que les Lettres de mon moulin, que certains dialogues de Marius ou de Fanny font partie du patrimoine commun français au même titre que les Fables de La Fontaine, qu’il a été académicien français, habitait un hôtel particulier près du bois de Boulogne, et ne méprisait pas les honneurs, on comprendra pourquoi, aujourd’hui, il est encore considéré d’un air mi-figue mi-raisin et n’a pas les « honneurs » de l’université, ni de la Pléiade (au contraire du malheureux Albert Camus, dont il est parlé plus haut – ou plus bas – dans ces mêmes pages). Ce qui est proprement aberrant, mais tout compte fait assez peu surprenant, tant la platitude, l’ennui et la réflexion péniblement exhibée font plus facilement florès que le véritable esprit, la profondeur sans chichis, et un français naturel digne de celui de la comtesse de Ségur.
Les lettres de Pagnol, chaleureusement éditées – à la bonne franquette – par son petit-fils (l’abominable triangle «inédit », en bas à droite de la page de couverture, était-il bien indispensable?), sont un régal. Classées selon les destinataires, elles donnent à voir Pagnol tel qu’en lui-même : généreux, attentif, léger, satisfait, nombriliste et inaccessible (car, très souvent, il ne répond pas à ses correspondants, et leur échange se limite à un monologue). Un premier volume, il y a un an ou deux, donnait à lire ses lettres aux grands acteurs – Raimu et Fernandel en tête – ayant interprété ses textes. Ce deuxième tome révèle les lettres de Pagnol à son épouse la plus célèbre, Jacqueline (sublime Manon des sources), au seul de ses fils qui ait porté son nom, Frédéric, à son père rendu célèbre par les Souvenirs d’enfance et, principalement, aux amis qu’il avait dans le monde des lettres.
Le problème que pose l’édition d’une correspondance de Pagnol tient, apparemment, au fait que lui-même écrivait peu, et, très occupé, répondait rarement aux lettres qu’on lui adressait. Jacqueline Pagnol, cependant, s’était faite l’archiviste de son époux et conservait les lettres – ce qui explique que, avec certains correspondants, les échanges se bornent à un monologue de l’interlocuteur de Pagnol.
Les lettres à son père sont d’une grande gentillesse. Il se raconte beaucoup, alors qu’il est à Paris et vient d’abandonner son poste de professeur d’anglais pour se consacrer au théâtre, et cherche à rassurer le vieil instituteur marseillais. Dans ces lettres, on voit Pagnol à l’état brut, ambitieux, attentionné, sensible, encore émerveillé du succès qui lui vient soudain. On en apprend beaucoup sur ses premiers temps au premier plan de la scène parisienne – et sur ses démêlés sentimentaux, assez amusants. les lettres à Jacqueline, peu nombreuses à être publiées ici, témoignent d’un amour profond, et qui ne faiblit pas. Visiblement, après un mariage raté et de multiples liaisons (et des enfants qui ne portent pas son nom), Pagnol, avec Jacqueline Bouvier, a enfin trouvé la stabilité. Elle sera sa muse (et la meilleure des actrices à qui il a confié de grands rôles, Naïs et Manon, bien meilleure qu’Orane Demazis ou Josette Day), et la mère de son fils. Quelques lettres à Frédéric Pagnol montrent l’auteur de Marius en père complice, attentif, inquiet, préoccupé de leur différence d’âge, mais toujours soucieux de ne pas rompre la complicité qui les unit. Mais l’essentiel du volume consiste en correspondances avec des amis écrivains, et on y voit un Pagnol aux multiples facettes.
Avec Pierre Benoit, on a affaire à une correspondance de « gendelettres ». Ils font connaissance à la fin des années 1920, alors que Pierre Benoit (qu’il faudra redécouvrir, et dont au moins un roman, Mademoiselle de La Ferté, reste un fascinant et mystérieux chef-d’œuvre) est un écrivain à la mode et que Pagnol devient un dramaturge à succès. Leurs lettres (celles de Benoit) témoignent pendant longtemps de rapports cordiaux et admiratifs (du moins dans le cas de Benoit) et d’échanges de menus services (Benoit suggérant à Pagnol l’adaptation de plusieurs de ses romans), et ils envisagent ensemble un projet cinématographique sur Ninon de Lenclos (1943) qui n’aboutira pas. Après la guerre, le romancier s’emploie à faire entrer le cinéaste-dramaturge à l’Académie française. Et c’est là que leurs échances – unilatéraux – deviennent comiques : « Cher Marcel, il serait urgent que je sache si vous avez envoyé votre lettre de candidature»; « Cher Marcel, (…) il faudrait pourtant que je vous parle le plus tôt possible » ; « Cher Marcel, si vous avez le temps de me donner de vos nouvelles demandez mon adresse à George Robert, qui a cherché à vous parler de ma part ces temps-ci, mais n’y a pas réussi » ; « Cher Marcel, je connais tes occupations. J’espère que tu donneras au moins une fois de tes nouvelles, avant mon retour à Paris » ; « Cher Marcel, je renonce à continuer à essayer de te voir. »
Pagnol, enfin, est élu, en 1946. Ce qui ne rend pas les échanges plus fluides, car il est rare qu’il assiste aux séances (au point que Pierre Benoit, plus tard, le préviendra qu’il risque de se voir exclu) : « Cher Marcel, tu as encore moins de temps pour répondre aux lettres à la campagne qu’à Paris » ; « Cher Marcel, tu n’es pas prodigue de ta prose. » Et Marcel, en plus, est distrait : « Cher Marcel, je viens de recevoir ta lettre sans date. Je te réponds que c’est jeudi prochain qu’on reçoit Herriot, président de la République en tête, comme tu le sais fort bien d’ailleurs, et que ton absence produira le plus mauvais effet. Mais je pense que tu t’en moques.»
Et ça dure comme ça pendant des années, jusqu’au moment où Pierre Benoit finit par craquer : « Cher Marcel, il n’était pas dans mes intentions de t’écrire avant quelque temps. Je t’avais téléphoné pour te demander de venir à un certain thé au Ritz le 25 novembre dernier. (…) Tu n’es pas venu. C’est en venant que tu m’aurais étonné. » Disons, et c’est un euphémisme, que Pagnol paraît traiter Pierre Benoit un peu par-dessous la jambe. Avec Georges Simenon – les deux hommes étaient très proches, et même intimes –, il en va tout autrement. Pagnol se montre plus attentif, et on peut parler de véritables échanges. Les lettres de Pagnol, après la guerre, sont extrêmement drôles : il a une peur panique des conséquences de la guerre froide, et envisage d’aller rejoindre, avec sa famille, Simenon aux États- Unis – mais pas n’importe où. « Si nous sommes prudents et malins, voilà ce que nous allons faire : acheter un petit ranch, à côté d’une petite ville dans un État du Sud, assez loin des deux océans. Le Connecticut, si par malheur NY était bombardé, serait envahi par des milliers de fuyards en pleine panique. Famine, épidémies, pillages. Ce serait horrible. Tandis que New Mexico, par exemple, ou le Missouri me paraissent à distance, la perfection.»
Marcel annonce son prochain départ, Simenon met les petits plats dans les grands pour l’accueillir, mais un câble (« Départ retardé ») coupe court à ces velléités – et c’est, pour finir, Simenon qui se rapprochera de Pagnol et reviendra s’installer en Suisse. Dans ces lettres – qui traduisent une affection et une admiration mutuelles –, Pagnol se montre un personnage Pagnolesque, traversé de foucades, d’idées baroques qui lui passent par la tête et disparaissent aussitôt. Après l’installation de Simenon en Suisse, les deux hommes se verront finalement assez peu, mais leur correspondance restera très fournie. Ils se lisent, échangent à propos de littérature, et Simenon sera le témoin de la dernière lubie de son ami, qui passa une bonne partie des dernières années de sa vie à écrire deux versions d’un livre sur le « masque de fer » dans lequel il prétend résoudre enfin l’énigme, ce dont Simenon, en bon spécialiste du roman policier, doute prudemment, ce qui lui vaut une lettre de Pagnol assez hilarante dans laquelle, point par point, il défend les conclusions auxquelles il est arrivé.
Les lettres à Albert Cohen constituent un troisième chapitre massif du volume. On sait que les deux hommes étaient amis d’enfance, depuis le lycée, et que Cohen, sa vie durant, vouera à Pagnol une affection et une admiration inaltérables. On sent entre eux des liens quasi fraternels, que l’âge n’altérera pas. Les deux hommes vieillissants s’inquiètent de la santé de l’autre, qui n’est pas très bonne. Leur correspondance témoigne de la traversée d’une vie, et est la plus émouvante du volume : ils se sont connus bien avant le succès, et il n’y a entre eux aucune pause. Dernier chapitre massif: les lettres à Giono.
Les deux hommes s’admiraient, mais il y avait entre eux une certaine jalousie. Dans les années 1930, ils étaient les deux grands « écrivains de Provence » – même si la Provence tragique et noire de Giono, une Provence shakespearienne, tient plus de l’Écosse de Macbeth que du Vieux-Port et n’a pas grand-chose à voir avec la Provence lumineuse et bonhomme (même si les histoires de famille peuvent y être tragiques) de Pagnol – et se surveillaient comme du lait sur le feu. Lorsque Pagnol propose à Giono d’adapter Jofroi de la Maussan, puis Un de Baumugnes (devenu Angèle), puis Regain, puis un passage de Jean Le Bleu (qui deviendra la Femme du boulanger), les rapports sont tendus. Giono – on l’a découvert dans ses lettres à Gallimard – s’est toujours montré retors et d’une incommensurable mauvaise foi. Mais avec Pagnol, il a trouvé son maître : Pagnol ne cède pas d’un pouce, et on a affaire à la correspondance de deux hommes d’affaires, aussi orgueilleux et conscients de leur valeur l’un que l’autre, qui se battent bec et ongles – jusqu’à se trouver en procès.
Après la guerre, le temps est venu de la paix des braves. Les romans de Giono sont des classiques, et les films que Pagnol en a tirés aussi. Les deux hommes peuvent enfin se dire, en toute sincérité, l’admiration que chacun éprouve pour les nouveaux opus de l’autre. Il n’y a plus de jeu de pouvoir, juste la complicité naturelle de deux créateurs majeurs qui se connaissent bien et qui savent qu’ils sont, tous les deux, parvenus au sommet de leur art. Ces correspondances de Pagnol sont un régal. Les lettres sont mises en perspective par Nicolas Pagnol et, tout compte fait, on a le sentiment de lire une biographie intime de Pagnol (des Pagnol, car il y a autant de Pagnol que de correspondants) et de découvrir la richesse et la diversité (voire la versatilité) d’un artiste beaucoup plus complexe que l’image que l’on a trop souvent de lui.
Christophe Mercier
Je te souhaite beaucoup d’ennemis comme moi. Correspondances intimes et littéraires, de Marcel Pagnol. Robert Laffont, 360 pages, 24 euros.