Du pont d'Avignon au mur de Berlin ?
Alors qu'il vient de publier LES DROITS CULTURELS - ENJEUX, DÉBATS, EXPÉRIMENTATIONS chez Territorial Éditions (groupe La Gazette des communes), Jean-Michel Lucas creuse sans relâche son sillon dans une récente livraison de Profession spectacle et revient pour les besoins de sa démonstration sur l'incident d'Avignon (juillet 2017)
«Quand vous me parlez d’argent, vous me faites pas rêver... heureusement que j’ai autre chose que vous dans ma vie»,s’est enflammée vendredi 14 juillet la directrice de la Direction générale de la création artistique, Régine Hatchondo, lors de sa rencontre annuelle avec les directeurs de centres dramatiques nationaux (CDN). «Votre modèle économique est à bout de souffle.» «Et puis il va falloir quand même penser à faire tomber le mur de Berlinentre vous et le théâtre privé».
(Source Libération)
Le héraut des droits culturels écrit :
J’ai affirmé, dans ma précédente chronique, que les Centres dramatiques nationaux (CDN) s’étaient mal défendus dans leur lettre au président de la République. Celle-ci faisait suite à la remise en cause de leur raison d’être par leur propre tutelle, le 13 juillet, dans le cadre du festival d’Avignon.Ainsi, croire que la création artistique justifie les subventions manque de discernement puisque « la création » n’a qu’une valeur publique relative tant elle dépend de processus de choix arbitraires au sein de l’État de droit.
L’argument de l’utilité sociale ou économique des CDN ne vaut pas mieux puisque la valeur culturelle des activités passe après leurs conséquences économiques ou sociales. La politique culturelle perd alors son autonomie, puisque ses acteurs sont contraints de négocier leur « efficience » sur le terrain des autres politiques publiques. La logique gestionnaire des fonds publics (ce que certains appellent le néolibéralisme !) passe avant la finalité culturelle : d’abord vendre plus, et seulement ensuite trouver une place à la création ! Ce fut clair en Avignon quand le ministère de la culture a annoncé aux CDN que leur modèle économique était « archaïque » et devait se caler sur celui du théâtre privé.
J’en ai conclu qu’il était nécessaire de chercher ailleurs la raison d’être d’une politique culturelle spécifique, capable de négocier, d’égal à égal, avec les autres politiques publiques.
Je n’imagine pas cet ailleurs dans l’expression d’un grand rapport de force mobilisant des troupes d’artistes et leurs médias dans la défense des vraies, grandes et authentiques valeurs des œuvres de l’art et de l’esprit. L’État s’y est essayé depuis Malraux, relayé de temps à autre par des croisades d’intellectuels à la Fumaroli ou à la Finkielkrault, avec la volonté d’imposer l’Esprit des Lumières à la barbarie du populaire. Mais le résultat n’est pas brillant puisque même le ministère de la culture n’y croit plus. En Avignon, les CDN l’ont appris à leur dépens et, avec le programme du gouvernement « Action publique 2022 », tous les autres labels subiront, bientôt, le même sort : « Produisez pour vendre et répondre aux besoins » !
Peut-être faut-il alors inciter les CDN à concrétiser leurs intuitions émancipatrices en prenant au sérieux l’approche par les droits des personnes d’être toujours un peu plus libres, un peu plus dignes, un peu moins soumises à des dominations insupportables. Au vu de leur lettre au président, cette adhésion au corpus des droits humains permettrait aux CDN de s’inscrire dans le grand combat pour l’application de la loi sur les droits culturels. Ils y retrouveraient les nombreuses organisations de professionnels des arts qui sont déjà engagées dans cette voie. Je pense, entre autres, à celles qui adhèrent à l’UFISC et prennent en compte progressivement dans leurs réflexions les enjeux des droits humains fondamentaux.
Lire la contribution de Jean-Michel Lucas
Des Régine Hatchondo partout ?
J'ai souvent cité ici Jean-Michel Lucas, les travaux de l'Institut de coopération pour la culture, ceux de Philippe Henry, les manifestes comme celui de l'Art est public... bref toutes les démarches alternatives à la doxa et au fleuve tranquille du monde de la culture .
Certes, la recherche de nouveaux paradigmes est nécessaire (et a été toujours vivante dans le débat démocratique) mais elle bute sur le plafond de verre que constitue, au-delà des effets de manche d'avant scène, l'alliance objective des artistes labellisés (« le dernier entré ferme la porte derrière lui ») avec les décideurs et leurs fonctionnaires.
Les politiques culturelles sont mises en œuvre sur des territoires et, de plus en plus, les collectivités territoriales ne sont pas seulement des sources de financement complémentaire des politiques d’État mais deviennent décisionnaires à part entière.
On trouvera dans cet article un peu ancien mais toujours pertinent, me semble-t-il, une fine analyse de la contamination galopante de la logique managériale (les eaux glacées du calcul gestionnaire) à laquelle sont confrontés les porteurs d'initiatives, les artisans de la création sociale et des innovations culturelles (et peut-être aussi un écho du complexe "dialogue" entre le DAC et le DGS).
Les collectivités territoriales à l’épreuve du management
par Abdelaâli LAOUKILI
Les collectivités territoriales constituent des institutions fondamentales de la société et un secteur important de l’économie nationale et solidaire. Elles sont les garantes de l’intérêt général et du lien social sur un territoire, de même qu’elles entraînent une activité importante dans le secteur marchand au travers d’appels d’offres et de marchés d’équipements, de biens et de services sur pratiquement tous les secteurs d’activités (construction et aménagement, équipement et installations, développement économique, éducation, santé, culture, loisirs, action sociale, insertion et formation professionnelle, etc.). Conçues au départ sur un modèle administratif et bureaucratique, les collectivités territoriales, sous l’impulsion des différentes réformes, ont été obligées de « moderniser » leur fonctionnement et d’intégrer de nouveaux outils et méthodes de gestion issus notamment des entreprises privées. Ces méthodes, outils et pratiques, regroupés souvent sous le vocable de « management », ont pour finalité, selon leurs promoteurs, de rendre plus efficace le service public en prenant exemple sur les entreprises privées qui « marchent ». Le présent article se propose d’examiner les conditions dans lesquelles se passe l’introduction du « management » dans les collectivités territoriales, ses postulats, résultats et conséquences. Au-delà du management, comme de simples outils, il s’agira d’observer les effets sur les croyances, les comportements et conduites des acteurs et de manière prospective l’impact de cette nouvelle logique managériale sur le devenir du service public et des collectivités territoriales elles-mêmes.
Les hypothèses qui guident notre analyse sont les suivantes : – les collectivités territoriales comme structures organisationnelles fonctionnent rarement sur un modèle démocratique ou coopératif, le nouveau management ne risque pas d’améliorer la situation car il finit par substituer la rationalité technique ou gestionnaire à l’éthique démocratique ; – loin de générer l’efficacité attendue, l’introduction des techniques et logiques managériales accentue le malaise et la tension entre les acteurs dans les collectivités (élus, agents et citoyens) car le management ne tient compte ni des valeurs instituantes ni des structures organisationnelles. Il n’a aucun effet sur l’évolution des structures, cultures et modes de fonctionnement des collectivités ; – le management ne fonctionne pas comme art de la régulation ou de la médiation mais plutôt comme art du contrôle , de la réduction simplificatrice de la réalité, de la domination ; – enfin, l’introduction de la logique managériale et gestionnaire et la dépolitisation croissante de l’État devenu gestionnaire risquent à terme d’aboutir à une logique de privatisation, déjà en cours de manière rampante dans les services publics.
(...)
Conclusion
Nous avons cherché à montrer dans cet article comment la logique managériale et procédurale est le résultat de trois éléments conjoints : les contraintes imposées par le système économique (réduction et contrôle des coûts), les logiques de rationalisation organisationnelle du management postmoderne caractérisées par la technicisation et la désubjectivation, enfin les résonances intrapsychiques et les mécanismes de lutte contre l’angoisse ainsi que la volonté de maîtrise du réel spécifiques à la « posture procédurale ». Les contradictions entre le fonctionnement procédural et la complexité des organisations et des collectivités territoriales notamment ont pour conséquences l’appauvrissement des possibilités de créativité et d’adaptabilité nécessaires à ces organisations et le renforcement du malaise ressenti par les agents dans l’exercice de leur métier. Pour se dégager de ce fonctionnement, les professionnels ainsi que les élus doivent refonder leur mode de coopération et de travail. Les modes de fonctionnement doivent refléter la réalité du terrain dans sa complexité et valoriser les expériences innovantes. En place et lieu du nouveau management, ses tendances à la technicisation, à l’individualisation, au clivage et à la séparation doivent se mettre en place dans les collectivités des espaces de travail plus coopératifs et plus ouverts. Le travail en groupe entre les élus, entre eux et les cadres, entre acteurs de la collectivité et le reste de la société et des partenaires doit être restauré et dynamisé. Un groupe, une collectivité qui ne fait pas le point sur son fonctionnement relationnel, ses modalités de coopération, en un mot son fonctionnement démocratique ne peut pas avancer. La démocratie n’est pas en effet un simple credo, un mot d’ordre ou des valeurs de référence qui ne doivent s’incarner dans un fonctionnement concret. C’est plutôt le contraire. En oubliant ce principe de base, le management et les managers risquent de passer de mode. Les événements récents sont là pour nous le rappeler.
Lire l'article d' Abdelaâli LAOUKILI
Le titre de cette note est emprunté à la bibliographie de l'article d' Abdelaâli LAOUKILI
LE GOFF, J.-P. 1999. La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte. LE GOFF, J.-P. 2000. Les illusions du management.
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