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Villa(s)

Publié le 21 décembre 2017 par Jean-Emmanuel Ducoin
À propos du chef-d’œuvre de Robert Guédiguian…Villa(s)Lien. Souvent, quand tout commence tout finit… L’ultime bloc-notes de l’année 2017 (déjà) se devait d’être côté cœur en tant qu’expression d’engagement sublimé, comme une germination en chacun d’entre nous. L’idée vint en relisant quelques lignes du philosophe Abdennour Bidar : «On a oublié une évidence dans notre société: la fraternité s’apprend. On ne naît pas fraternel, on le devient.» Par vagues, aussitôt, les images du dernier film de Robert Guédiguian inondèrent la mémoire. Comme un rappel à l’ordre. Une injonction. Bref, une évidence, qui tient en une question solennelle quoique définitive: quand la vie se démonte, en soi ou autour de soi, comment rester fidèle à l’héritage de lutte et à l’idéal de justice auxquels nous aspirons ? Voilà le thème central de "la Villa", vingtième opus du réalisateur, l’un des plus magistraux par son ampleur philosophique et humaniste, surtout, l’un des plus urgents par les temps qui courent. Nous avons tellement besoin de nous sentir relié à toute l’humanité par un lien de cœur et de chair, à le regarder avec considération, bienveillance et confiance, sans prévention, présupposé ni défiance d’où qu’il vienne et quelle que soit son apparence. Ce lien, à la fois raisonné et ressenti spirituellement, ne serait-il pas, par hasard, une manière «politique» de vivre avec autrui? L’argent. La première scène ouvre sur un nouveau monde. Un vieil homme, le patriarche, contemple la vue depuis son balcon en grillant une cigarette qu’il sait peut-être fatale, puis il est soudain frappé par une attaque. Il ne meurt pas, mais tombe en léthargie. L’imminence de sa mort suscite les retrouvailles de ses trois enfants. L’histoire commence. Tout se passe en un lieu unique: l’une des calanques de Marseille, celle dite «de Méjean». Le film de Guédiguian offre à l’endroit une force symbolique, parabolique, universelle. Ici, jadis, tous les possibles s’y construisaient au jour le jour et y subsistaient, les relations solidaires, les valeurs de transformation, la beauté des êtres ensemble, avec comme horizon des vies collectives à façonner. Une sorte de paradis (prolétaire?) perdu au temps du capitalisme qui veille à ce qu’il n’y ait rien de gratuit, rien qui ne soit monnayé. L’un des personnages dit: «Qu’est-ce qui a changé comme ça? Tous les cabanons sont fermés. Pourquoi c’est désert? Avant il y avait du monde partout, ça courait, ça braillait dans tous les sens. Qu’est-ce qui s’est passé?» Un autre répond: «L’argent, Angèle, l’argent il s’est passé. Tu sais ici, avant c’était un trésor. Les autres connards-là, ils ont tous vendu les uns après les autres…» Que reste-t-il, en effet, de ce coin de village qui donne sur la mer, surplombé par une villa et, plus haut, un auguste viaduc où chemine le train de la côte bleue? Robert Guédiguian répondait récemment en ces termes : «Dans "la Villa", Armand (Gérard Meylan), Joseph (Jean-Pierre Darroussin) et Angèle (Ariane Ascaride) savent très bien ce qu’ils ont reçu, mais ils ne savent pas ce qu’ils ont transmis. “Ce monde qui a changé en mal, en sommes-nous responsables?” Cette question qui est celle de ma génération les taraude.» Ses personnages, chacun avec leur propre conscience, vont régler leurs comptes – contre la fratrie, contre eux-mêmes, contre la terre entière – au bord de l’abîme, mais avec une tendresse, une intelligence citoyenne du vécu et une telle complexité qu’ils nous évitent tout défaitisme. Sauf un brin de mélancolie politique, due autant à cette Méditerranée gorgée de sang qu’à cette petite mort de ce quartier populaire, proche du précipice, bientôt racketté par de hideux promoteurs. Le bloc-noteur n’en dit pas plus sur ce chef-d’œuvre. Sauf ceci: Guédiguian a souvent évoqué le temps perdu, les amours enfuies, l’utopie gâchée. Mais toujours au conditionnel en vérité : il apparaît moins hanté par ce qu’il a vécu que par ce qu’il aurait pu vivre, transformant ce conditionnel en legs. À conjuguer au présent et au futur. Parfois, quand tout finit tout commence.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 22 décembre 2017.]

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