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La femme comme champ de bataille. Comment dire le viol ?

Par Balndorn
La femme comme champ de bataille. Comment dire le viol ?
C’est d’abord le noir et le silence. Puis, quelques citations de Simone Veil, Elie Wiesel et Primo Levi rattachent la tragédie bosniaque à l’horreur qu’inspire tout génocide. Enfin, en clair-obscur, se lève une timide lumière. Sur scène, un décor bringuebalant, de bric et de broc : deux portes bancales, un miroir penché, un lit sommaire. Et deux comédiennes, l’air hagard.
Exprimer le viol
L’une, Audrey Lange, joue Kate, psychologue américaine envoyée en Europe, d’où provient sa famille irlandaise, pour aider les victimes de viol, qui en vient à s’interroger sur sa propre histoire. L’autre, Lucilla Sebastiani, également metteuse en scène, incarne Dora, une Bosniaque victime de viol collectif. Pendant la première partie, il n’existe entre elles aucun dialogue. Le texte du dramaturge roumain Matéi Visniec s’apparente à une série de monologues, un véritable dialogue de sourds. Dora se mure dans le silence ou cherche la provocation, Kate se contente de dicter des fiches d’observations de son « sujet ».La première partie de La femme comme champ de bataille est de loin la plus intéressante, car elle trouble jusqu’aux fondements du théâtre. L’art du dialogue se voit ici mis en crise. Face à l’impossibilité d’une communication verbale, la mise en scène expérimente d’autres matériaux scéniques pour exprimer ce que Dora ne peut raconter. À commencer par l’éclairage. La lumière, intimiste, caresse les silhouettes, effleure les peaux, isole les visages. Elle met en avant une expérience du corps, qui avant d’être dite, a été vécue. Expérience qui se prolonge dans le décor. Comme le note Kate, « pour [Dora], le viol continue », et prend la forme du plateau. Dans les recoins tortueux, les nappes de pénombre, les meubles anguleux, se niche le souvenir traumatique, qui déconstruit l’espace-temps, à la manière du cinéma expressionniste allemand d’un Cabinet du docteur Caligari.Enfin, et surtout, par le jeu des comédiennes. On connaissait déjà Lucilla Sebastiani pour ses monologues qui explorent les tréfonds de la psyché : après L’Inattendu en 2014 et Le Dernier Jour d’un(e) condamné(e) l’an passé, voilà qu’elle met en scène – pour la première fois – un monologue à deux. Audrey Lange ne lui donne pas la réplique ; en parallèle à l’histoire de Dora, elle revient sur les fantômes de sa propre famille, retrouvant dans les cadavres qu’elle extrait des charniers les pierres que son grand-père déterrait des champs irlandais.
Dispersion corps et âme
De temps à autre les monologues se croisent, pour peu à peu s’apprivoiser, jusqu’à culminer dans un dialogue fantasque qui énumère les clichés – tous plus idiots les uns que les autres – envers les peuples des Balkans. Peut-être l’usage de vidéos est-il de trop. Si elles apportent indéniablement un souffle à cet étouffant huis-clos, elles contribuent également à l’arracher à son propre drame, à l’universaliser au lieu de plonger encore plus dans la mélasse psychologique.Car ce qu’il y a de plus intéressant dans cette mise en scène, c’est sa manière de montrer, plutôt que de dire, le trauma du viol. À l’impossible récit, elle substitue une fragmentation du corps, éclaté par la lumière, dispersé dans les objets, oblitéré par les mots. Sans doute, à l’heure où les viols comme armes de guerre se poursuivent en Syrie et dans tout conflit interethnique, le meilleur moyen de témoigner pour de muets témoins.
La femme comme champ de bataille, mise en scène de Lucilla Sebastiani sur un texte de Matéi Visniec
À 20h au théâtre de Ménilmontant, jusqu’au samedi 23 décembreMaxime
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