Le 75e anniversaire des Lettres Françaises a été célébré le 13 décembre, à l’Espace Niemeyer. A cette occasion, Jean Ristat a prononcé un discours, dont voici la retranscription. Le directeur des Lettres y évoque l’histoire du journal et les objectifs qu’il se fixe. L’allocution se termine par l’annonce de la reparution en papier des Lettres Françaises en 2018.
Mes chers camarades, mes chers amis,
75 ans. Nous pourrions presque dire avec Saint John Perse : « grand âge nous voici », et attendre avec calme et résignation la fin de l’aventure. Il y a souvent dans les commémorations un parfum trop lourd d’encens et de fleurs qui prétend masquer l’odeur du cadavre à venir. Vous m’accorderez que les circonstances — je veux parler de ce que nous venons de vivre ces derniers jours — puissent m’entraîner à de telles considérations peu amènes ; je le reconnais volontiers.
75 ans. A cet âge Aragon escaladait les escaliers de l’hôtel où il passait ses vacances d’été, deux marches par deux marches, faisait l’aller retour à la nage entre la corniche du Mourillon et le Cap Brun, à Toulon, avec l’idée de rivaliser de cette façon avec Byron. C’était au début de l’été 1972, dans le train qui nous conduisait vers la Méditerranée, le train bleu, on était poète en ce temps-là à la SNCF, qu’il m’annonça la disparition programmée de Lettres Françaises pour l’automne. J’ai raconté ça et là, et dans certains de mes livres, cette histoire, à bien des égards tragiques pour le poète. Je n’y reviendrai pas, laissant aux chercheurs et aux historiens le soin d’analyser le pourquoi et le comment de cette interruption. Je dis bien l’interruption et non la mort, même si la Une du dernier numéro de 1972 explique « Comment meurt un journal » avec en ouverture l’énigmatique et bouleversant texte d’Aragon « La Valse des adieux ». Dans ces premières années de la décennie 70, il est vrai, tous les grands hebdomadaires culturels vont disparaître peu à peu : Les Nouvelles Littéraires, le Figaro littéraire, Arts, par exemple — pour trouver une place réduite comme suppléments littéraires dans les grands quotidiens. Situation que nous connaissons encore aujourd’hui.
J’étais à dire qu’il s’agissait pour moi d’une interruption, me refusant alors et dans les années qui suivirent à ce qui paraissait définitif. Quelques chercheurs ces temps-ci ont présenté mon action pour la renaissance des Lettres Françaises comme la manifestation de mon rapport affectif à Aragon, ce qui n’est pas faux évidemment. Mais en restreignant à la sphère privée une telle entreprise, on l’ampute de sa dimension essentielle, qui est politique pour tout dire. D’où les malentendus, voire les hostilités qui ont émaillé les secondes Lettres Françaises (1989-1993). Par exemple la volonté de figer le journal dans une période, celle de la Résistance et de la guerre froide, au mépris de la contemporanéité qu’il fallait affirmer à ce moment-là dans tous les domaines à la fin des années 1980 ; au mépris de certains pour un nécessaire réflexion sur l’histoire passée des Lettres Françaises et, d’une certain façon, sur l’histoire du Parti communiste français. Je ne prétends pas avoir toujours été à la hauteur de mon ambition dans cette seconde période des Lettres. Je le dis simplement et sans pathos. D’autant qu’à cette époque le Parti connaissait un certain nombre de bouleversements, par exemple la disparition de ses maisons d’édition, ce qui est un sujet grave en soi naturellement, mais aussi parce que la voie s’ouvrait sans obstacle au mouvement réactionnaire qui va assurer peu à peu jusqu’aujourd’hui le triomphe de l’idéologie néo-libérale, affirmer la mort du communisme et l’impossibilité de toute politique d’émancipation. Cette terrible Restauration sous laquelle nous vivons encore a installé dans les esprits l’idée que le communisme était par essence criminel. Comment lutter contre un tel décervelage, pour parler comme Jarry, sinon en faisant appel à l’intelligence de tous les pays ? Comme dit Badiou il faut, quand la politique vraie doit recommencer, des intellectuels. Aujourd’hui, être un intellectuel, c’est d’être quelqu’un qui se lie réellement à des situations populaires, or nous en manquons cruellement. C’est par là peut-être qu’il faut remettre à l’ordre du jour la notion de résistance, résistance certes à l’ordre établi mais aussi affirmation de l’intelligence.
Les troisièmes Lettres Françaises insérées dans l’Humanité, aujourd’hui disponibles sur Internet, essaient avec leurs pauvres moyens, depuis près d’une quinzaine d’années, de contribuer à ce mouvement. Il faut tout de même saluer le travail accompli depuis tant d’années, bénévolement, par les collaborateurs du journal sans lesquels rien n’aurait été possible. Les Lettres Françaises sont un journal dont la dimension internationale est réelle — voyez les numéros consacrés à l’Algérie, à la Colombie, au Guatemala, entre autres pays, publiés en deux langues, les articles consacrés au Vietnam, à la Chine et au Japon, etc. La leçon d’Aragon…
Pluridisciplinaire, ce journal ne veut rien ignorer des différents domaines du savoir. Par exemple nous allons en février publier un numéro double dont la plus grande parti sera consacrée à faire le point avec les spécialistes concernés sur les avancées de l’astrophysique contemporaine. Nous continuerons également à contribuer à la découverte de jeunes auteurs. Il faut bien être persuadé que la leçon d’Aragon ne peut se réduire à la célébration du poète d’Elsa ou à celle du chantre de la Résistance et du Parti, mais qu’elle exige aujourd’hui plus que jamais une appropriation critique. Tout un pan de son œuvre reste encore à publier et d’une certain façon à découvrir : je veux parler de ses articles politiques, conférences, ce que j’espère encore rassembler sous le titre Chroniques du siècle. « Chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse », écrivait-il. Relisons cet épilogue des Poètes dont les derniers vers sont dans beaucoup de mémoires : « A vous de dire ce que je vois »…
Les Lettres Françaises, dont le site reçoit plusieurs milliers de visites chaque mois, doivent encore élargir leur audience. On ne lit pas de la même façon un journal sur Internet et dans une édition papier. C’est une expérience que chacun fait, jeune ou non. La visibilité des Lettres Françaises n’est pas la même dans un cas ou dans l’autre. Car un journal se compose comme une œuvre littéraire ou une pièce musicale. Il faut en saisir le mouvement d’ensemble. Rien ne me semble plus caractéristique de notre époque que le démantèlement, le démembrement des œuvres. Comme on peut l’entendre par exemple sur Radio Classique. Un premier mouvement d’une symphonie par ci, un air d’opéra par là — comme sur l’étal d’un boucher, l’offre de morceaux variés et sélectionnés selon leurs qualités et séductions supposées les plus attractives pour un large public. Aussi je souhaite qu’à côté du site internet des Lettres Françaises on puisse se procurer, soit par abonnement et/ou dans certains kiosques et librairies, une version papier du journal. Rien ne semble plus s’y opposer puisqu’un éditeur est prêt à tenter l’aventure. Ce sera, disons, l’un de mes derniers combats. Seul, les forces me manqueront. Nous serons peut-être au début une petite armée. Mais avec vous, nous devons gagner ce pari, le pari de l’intelligence, dans un temps où l’obscurantisme pèse sur nos esprits comme une chape de plomb. Alors, allons-y, disons avant la fin du printemps.
Jean Ristat