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Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, 2017, 370 pages, 9,3€. Repères chronologiques, repères géographiques, références bibiographiques. Cahier hors texte (21 illustrations)
Ce livre de poche, inédit, est consacré à une paradoxale et impossible biographie d'Homère, "quelque chose comme une vie". Paradoxale car Homère, s'il a existé, n'est pas "l'auteur" de l'Iliade et de l'Odyssée. Biographie, terme maladroit, presque faux dans ce cas. S'il peut être dit auteur, Homère n'a pas écrit les textes, fixés sur papyrus bien longtemps après leur création, à Athènes (Pisistrate, six siècles avant notre ère) puis Alexandrie (Zénodote d'Ephèse qui en dirige la bibliothèque, trois siècles avant notre ère).
Pourquoi s'intéresser à Homère aujourd'hui ? Quand nous lisons Homère, nous attribuons spontanément nos modes de consommation culturelle à un objet d'une nature différente de celle de nos livres modernes, produits d'auteurs (et de droits d'auteur), d'éditeurs, de marketing.
Maintenant, nous pouvons lire Homère, à notre manière, dans le texte, dans des traductions en langues modernes. Il y a des manuels, des cours, des éditions bilingues, des annotations... Notre Homère à nous est bien différent de celui des Grecs d'il y a trois mille ans !
Il a été assimilé par nos habitudes et nos outils culturels : Homère n'était pas lu, mais récité, chanté, avait été appris par cœur par les rhapsodes qui cousaient ensemble les vers, les chants. Le rhapsode cousait ensemble des chants (c'est l'étymologie, ῥαψῳδός) comme l'on coud un patchwork, il les récitait lors de performances orales pour des publics choisis, "récitation, avec improvisation ou recomposition", lors de festivals ou de banquets. On peut se faire une idée de cette "performance" à partir de l'Hymne homérique à Apollon (cité longuement par Pierre Judet de la Combe).
Dans une sorte de prologue dialogué avec l'éditeur, Pierre Judet de la Combe décrit ainsi son ambition : "Essayer de repérer une énergie, qui pourrait venir de quelqu'un mais qui, en tout cas, était partagée par beaucoup, voulue, une envie qu'il y ait ces poèmes, qu'ils réussissent, une envie de les écouter, qu'ils soient repris, redits, sauvés, transcrits et connus de tous". Homère comme "ensemble de représentations forgées par les anciens", saisi dans l'ensemble de ses variantes (comme le dit Claude Lévi-Strauss à propos des mythes). Car, souligne Pierre Judet de la Combe, "un mythe n'est pas fait pour expliquer, pour clarifier, mais pour faire penser et imaginer" : d'où les bénéfices de l'opaque, de l'énigmatique.
Homère n'a rien dit de lui-même (à la différence d'Hésiode), donc il n'y a pas grand chose à dire d'Homère, pas de biographie possible. Le nom Homère (Homêros, ὅμηρος) signifie l'assembleur (ajointeur, médiateur) mais aussi l'otage (celui qui accompagne). Il y a eu des Homère, l'auteur en mentionne les lieux de naissance revendiqués par différentes villes, Homère aveugle (la cécité fait le voyant) ou pas. "Le nom Homère désigne une individualité historique, sans doute collective, une référence", des textes légendaires qui forment "le mythe d'Homère". C'est ce mythe que raconte
Pierre Judet de la Combe. Il confronte les histoires d'Homère à celles d'Hésiode, d'Archiloque, d'Orphée mais aussi du Rāmāyana de Vālmīki (certains schémas narratifs étaient déjà présents en sanscrit). Il invite à dépasser l'opposition canonique entre auteur / poète individuel et tradition. Le poète est instrument de la tradition qu'il faut comprendre comme une suite, comme une somme (intégrale ?) d'événements, mêlée à l'humour aussi, à la distance pour que se "dessine en creux, le lieu possible d'un auteur - non pas un, plusieurs, dans la continuité d'une même entreprise. Superbes développements sur le matériau poétique employé dans Homère, sur l'hexamètre dactylique, asymétrique, sur le langage comme média...
L'ouvrage se décompose en trois grandes parties : après une introduction riche et efficace, vient "le mythe d'Homère" (les sources, etc.) puis un chapitre intitulé "Quand la poésie parle de son mythe". L'ouvrage est servi par de riches annexes et de nombreuses notes. Dommage que l'on ne dispose du grec que via les translittérations.
Formidable livre pour le plaisir des analyses, de l'histoire aussi et des histoires car Pierre Judet de la Combe les raconte bien. On ne s'ennuie jamais. Mais au-delà de ces plaisirs, non négligeables, cet ouvrage, souvent iconoclaste, engage en fait une réflexion sur ce qu'est un média, sa relation à la tradition (tradere, transmettre), sur le storytelling, sur ce qu'est un livre aujourd'hui, sur ce qu'il n'est pas, sur ce qu'est l'écrit comme mémoire et stockage, comme organisation et fixation donc comme force de conservation, de répétition et d'inertie. Au détriment de l'improvisation créatrice ?
Pierre Judet de la Combe rend la question d'Homère passionnante. L'érudition est discrète, mise avec humour au service de la réflexion, du doute. Agréable à lire et parcourir, ce livre peut aussi se déguster par petites doses. Le format de poche le rend très maniable, et il est bon marché. Indispensable aux étudiant en lettres, je le recommande à ceux qui étudient les médias pour qui il peut constituer une occasion de se rafraîchir les idées.
Après avoir lu cet Homère, on (re)lira l'Iliade et l'Odyssée autrement. A nous de penser les médias avec ce remarquable travail. Et l'on attend sa traduction de l'Iliade.
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