Editions Anacharsis, collection Les ethnographiques, Toulouse, 2017.
Faire du processus d’enquête un instrument de connaissance. C’est dans cette voie ouverte par J. Favret-Saada que s’engage pleinement la collection « Les ethnographiques ». Rendant caduc le débat objectivité/subjectivité, la restitution de l’enquête emprunte les sentiers du récit, par lequel l’anthropologue rompt avec sa solitude surplombante pour embarquer les lecteurs dans sa recherche, sa quête. Ils accèdent ainsi, placés dans une posture dynamique, à la collecte des informations mais aussi à la possibilité de les critiquer. Cette démarche correspond à une ambition de partage et d’ouverture vers un public élargi, qui peut être non universitaire.
Dans le dernier ouvrage de la collection, Anne Both nous invite donc dans le petit monde étrange des archives mais surtout des archivistes. Après une première enquête aux archives municipales de Bordeaux (ville dont l’identité n’est pas dissimulée) à laquelle il sera fait fréquemment référence dans le texte, Anne Both obtient une nouvelle commande du ministère de la Culture. La contingence des contacts de ses interlocuteurs privilégiés l’envoie à Mondeville, dans un département rural, au cœur d’un hiver rigoureux, pour deux mois d’enquête (janvier-février 2010). Le présent ouvrage n’est manifestement pas le rapport remis mais une réécriture de cette expérience, répondant à d’autres normes éditoriales. (Les curieux pourraient sans doute avoir envie d’accéder aussi à l’autre texte.)
Même si elle anonyme lieu et personnes, elle nous présente des personnages « incarnés »et singuliers, aux parcours divers dont nous apprenons à partager le quotidien et les points de vue, tout en accédant à la réalité de leur(s) métier(s)et de leurs missions. Les hasards de l’enquête, tributaire de l’agenda du directeur, offrent alors de savoureux moments comme la journée dans le château du marquis ou la négociation avec les Mormons pour les amener à numériser une partie des archives.
Un des points forts du livre réside dans la découverte et la confrontation non d’un mais de deux métiers : archiviste et ethnologue. Anne Both donne en effet à voir ce que l’on pourrait qualifier de « matérialité » de l’enquête : ses carnets, nombreux, sa prise de note compulsive, l’usage du magnétophone, ses façons de faire pour gagner la confiance de ses interlocuteurs, jusqu’à la précarité de ses finances. Pressée par le temps, deux mois sur son terrain, des délais précis pour remettre le rapport, et soucieuse d’amasser un maximum d’informations, elle semble mue par une hyperactivité frénétique qui met en exergue la lenteur et la patience des archivistes et leur rapport tout différent au temps. De cette rencontre entre une sprinteuse et des marathoniens émerge un dialogue fécond et central autour de ce rapport au temps. Car ce qui caractérise le travail des archivistes c’est son caractère insurmontable tant la masse des documents d’archives est immense et sans fin puisque la production demeure continue. L’infinitude de la tâche questionne l’auteure (et le lecteur) car l’archiviste n’accède jamais à la satisfaction du travail fini. Anne Both s’attache donc particulièrement à leurs propos sur cet aspect que les archivistes préfèrent, semble-t-il, occulter. De même, les notions d’urgence et de délais paraissent ne pas exister dans cet univers professionnel si particulier. Ils développent alors des parades, discours sur la satisfaction du travail bien fait, attachement profond au service public, sentiment de travailler pour l’éternité…
Si les interactions ethnologue/salariés du service sont nombreuses, et pas seulement dans le cadre des entretiens menés, on peut toutefois regretter l’absence d’informations sur les interactions entre archivistes. Certes leur activité nécessite concentration et silence mais, ils le disent cependant, il y a une bonne ambiance dans le service. Du coup, nous n’apprenons pas comment ces discours s’élaborent, se diffusent, se transmettent. De même, les processus de formation et les rapports hiérarchiques n’apparaissent pas. Quant aux propos de ses interlocuteurs, s’ils sont cités et commentés, ils ne sont jamais critiqués. L’attention au détail des paroles et de leurs formes aurait permis d’aller encore plus avant dans la restitution des relations qui s’établissent dans cette institution que sont les archives départementales.
L’image que l’on pouvait avoir des archivistes se trouve en tout cas dépoussiérée et transformée par la lecture de ce livre au style vif et clair.
Colette Milhé