« Depuis 3 ans et le drame de Charlie Hebdo qui ouvrit les yeux du grand public sur l’existence du journal satirique et sur le manque cruel de second degré chez les intégristes, la question de l’humour possible ou impossible, racontable ou interdit fait florès dans les conversations, surtout chez ceux qui n’en ont pas. Car il n’y a pas à juger si une chose est drôle ou pas mais juste à savoir si cela nous fait rire. Ou pas. Point. Sans intellectualiser la chose.
A la question peut-on rire de tout, je répondrai donc non (dans la sphère publique en tous cas) mais à la question doit-on rire de tout, je répondrai donc oui. Parce qu’il est salvateur d’avoir un peu de recul et de second degré sur les choses cruelles de la vie, sans quoi celle-ci devient vite un enfer pour qui prend les choses trop à cœur. N’oublions jamais que l’on est là pour 70/80 ans au mieux, pour les plus valeureux et résistants aux microbes, et que tout ça ne mérite pas autant de sérieux.
Facile à dire, certes, mais en fonction de notre éducation, de notre culture, de notre environnement, du poids de la religion dans notre quotidien ou de notre intelligence, chacun n’a pas forcément le même avis sur la question et la même tolérance à l’humour vache. Pierre Desproges disait que quelqu’un qui tombe dans la rue n’est pas drôle en soi, ce qui est drôle c’est s’il ne se relève pas, qu’il ne suffit pas d’être heureux, encore faut-il que les autres soient malheureux…Derrière l’outrance possible de ces saillies, d’aucuns s’offusqueront, d’autres ricaneront de bonne foi. Faut-il interdire pour autant ces réflexions quasi philosophiques au prétexte qu’elles en dérangent certains ?
En 2018, sur tous ces sujets sensibles, sur les différences et sur les minorités, la société régresse intellectuellement aussi vite qu’elle avance technologiquement. La sphère publique, depuis qu’Internet a libéré la parole de chacun, est devenue irrespirable autant que nauséabonde. Le consensus mou et la bien-pensance gluante ont remplacé les débats et la réflexion dans les médias populaires. On juge, on attaque, on accuse, on insulte, on polémique, on vilipende, on s’insurge, on clique son courroux au moindre fait divers, à la moindre phrase, à la première image qui ne rentre pas en ligne de compte avec notre propre système de pensée, avec nos propres codes de l’humour. Sans fond, sans arguments, sans finesse.
La censure, sous couvert de protéger les plus faibles, devient une arme que l’on veut brandir dans tous les domaines politiques et culturels. On s’insurge d’un clip de rap violent, de filles nues au cinéma, mais nullement que Google, You Porn et consorts soient à un clic de ses enfants mineurs. On vilipende des acteurs pour des « accusations » de viol, mais l’on a toujours du mal à admettre le poids de la pédophilie dans l’église catholique. On s’en prend aux artistes contemporains pour des créations ‘’phalliques’’ ou ‘’vulvienne’’, mais l’on accepte avec consentement la vulgarité crasse de la télé-réalité et la beauferie sournoise d’Hanouna sous couvert de divertissement familial.
Un immense bond en arrière où tout est désormais remis en cause, et surtout notre intelligence. Chacun est pourtant libre et capable, d’apprécier ou de détester une oeuvre ou un artiste. Personne n’a un flingue sur la tempe pour rester plus de 10 mn devant Nrj12 ou aller voir une pièce de théâtre avant-gardiste de 4h30. Si Belattar ou Proust ne vous font pas rire, ne regardez pas leurs sketches ! Si vous êtes plus Grégoire que Biolay, tant pis pour vous ! Les gens ont dix doigts, et une télécommande. Mais l’on préfère s’acharner sur les choses que l’on déteste en déversant des torrents de boue plutôt que de partager ce que l’on aime, même si c’est des photos de bouffe ou de chatons !
Avec l’affaire Weinstein est arrivé un nouveau problème de masse : la remise en question de milliers d’œuvres jugées outrageantes pour les femmes, en plus de la suspicion sur la gent masculine, et la délation décomplexée, au prétexte rigolo que toute cette domination masculine a assez durée. Certes. Mais peut-on avancer d’un côté en protégeant les femmes, en incitant de l’autre des comportements hystériques et dangereux ? Que l’homme soit un gros beauf, on le sait depuis des siècles. Qu’il abuse de sa force, de son pouvoir et de l’alcool aussi. Mais doit-on pour autant remettre des siècles de création artistique et culturelle en changeant la fin des œuvres, en effaçant des acteurs de films, reniant au passage des créations et des époques marquées par le patriarcat et la misogynie ? C’est vrai qu’aujourd’hui je ne me masturbe plus de la même manière sur les photos pré-pubères de David Hamilton depuis l’affaire Flament. Dois-je renier d’avoir aimé Polanski, Louis C.K, Dustin Hoffman ou Noir Désir avant d’être jugé ? Dois-je brûler mes dvd de Bertrand Blier, Joel Seria ou Gérard Pirès avant que l’on ne m’accuse de rire de choses graveleuses et déplacées ? Quand on pense qu’ici on couvre des statues de marbre aux seins nus et que là on cache l’ »Origine du Monde » de Courbet…Quelle angoisse. Le cinéma et la littérature n’ont toujours été que le reflet de leur époque. Enfants nous racontions des blagues à 90% racistes, sexistes et homophobes. Coluche les relayait aussi sur Europe 1 et Michel Leeb était drôle. Et tout allait bien, sans que l’on sente la suspicion et la haine dans le regard de l’autre, cet enculé. Les hommes, politiques ou religieux, ont été les plus violents et ont armé leurs enfants pour conquérir le monde, exploiter les plus faibles, construire des frontières et affirmer des différences.
Pas les cinéastes, ni les acteurs, ni les auteurs, ni aucun artiste. Qui sont les seuls à rendre cette vie un peu moins monotone, un peu plus passionnante et à ouvrir les yeux de leurs congénères pour que l’avenir soit un plus respirable. Il y a des combats justes et des causes à défendre, mais avec cette intelligence et cette grandeur d’âme qui fait cruellement défaut aux décideurs et aux aboyeurs d’aujourd’hui. La culture est une arme, le rire est une défense, mais internet et les réseaux sociaux des déversoirs à foutre et des concentrés de haine difficilement acceptables à l’heure où il faut élever les débats. La société évolue bien plus vite que les mentalités. Et il va falloir s’y faire sans remettre systématiquement le passé en jeu. Construire l’avenir est un enjeu bien plus l’important dans un monde qui semble régresser intellectuellement…Mais quand le maître du monde s’appelle Trump, où est l’exemple ?
En 2018, il faudrait que Twitter cesse d’exister. Et que chaque troll, chaque loser, chaque débile derrière son pseudonyme se construise une vie personnelle ou accepte sa propre misère sans reprocher le succès et le talent aux autres. (Il n’y a que Donald, encore, qui ici, soit un génie !) Et qu’à chaque tweet lâche et abject, il se dise une bonne fois pour toute qu’il faut mille fois plus de courage pour aller bosser chaque matin à Charlie Hebdo en risquant sa vie pour éveiller les consciences et dérider les cons, qu’en twittant de la merde pour faire régresser la société et triquer son égo.
Alors que vous soyez Charlie ou pas, que vous ayez de l’humour ou pas, essayez simplement d’avoir un peu de recul et une vie intéressante. Le reste devrait suivre naturellement. »
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