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Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

Publié le 09 janvier 2018 par Aicasc @aica_sc
Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

L’atelier de Tony Capellan

Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

L’atelier de Tony Capellan

Mon immersion professionnelle dans la Caraïbe a favorisé des rencontres et retrouvailles au gré des manifestations internationales. Certaines sont plus marquantes que d’autres.  Avoir croisé la route de Tony Capellan, plasticien de la génération 80 de République dominicaine, reste une expérience ineffaçable, en raison de sa douceur, de sa simplicité, de l’attention qu’il témoignait à l’égard des autres et aussi de son sens de la fête et de sa joie de vivre.

La première fois, c’était en 1992, à la première biennale de peinture de la République dominicaine et de l’Amérique latine. Tony, jeune plasticien de trente – sept ans remportait l’un des premiers prix de la biennale pour une œuvre emblématique, un immense tryptique, « Interrogantes frebriles en el dilema del Caribe ». Les signes imaginaires de Capellan se détachaient  sur un fond d’un noir profond et posaient en quelques phrases des questions qui me semblent encore aujourd’hui non résolues :

« Est-ce que cet art est contemporain ? Est-ce une peinture ? Est ce de mauvais goût ? Est-il snob ? Est-ce un art engagé ?

Cet art est-il caraïbeen ? Est-il folklorique ? A quelle tradition se rattache-t il ? Ces oeuvres sont elles destinées à plaire et à être vendues ? L’artiste caraïbe, pour plaire, doit-il survivre sur place ou émigrer ? Etre authentique ?

Cet art est-il afro antillais ? hispano-américain, métis, naïf, aliéné, autochtone ou quoi ? Cet art est-il original ou est-il apprécié des revues ? Est-il sérieux ? Sert-il à communiquer ou à créer des histoires ? »

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Tony Capellan- Interrogantes frebriles en el dilema del Caribe

Le Frac Martinique accepta alors ma proposition d’acquisition de cette œuvre qui figure donc aujourd’hui dans une collection publique de la Martinique, amorcée conjointement par le Ministère de la Culture – DAC Martinique et le Conseil régional entre 1987 et 1994.

L’année suivante, en 1993, lors de la manifestation Carib Art de Curaçao, soutenue par l’UNESCO,  à laquelle j’accompagnais la délégation martiniquaise, Tony présentait une œuvre qui poursuivait ses questionnements sur l’art de la Caraïbe, « Mitos del Caribe ».

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Mitos del Caribe 166X154 cm 1990 acrylique sur toile

Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

Tony Capellan-Calabas III- 1992

C’est à la vingt- deuxième Biennale de São Paulo que nous devions nous retrouver en 1994  puisque le curator général,  Nelson Aguilar, invita deux  fois de suite les régions de la Caraïbe. Comme le souligne un article de Roberta Smith du New – York Time Service qui avait retenu l’œuvre, « Forced March » de Tony Capellan comme illustration : «  Artists from countries major and minor are equals here ». Aux côtés d’œuvres de Jesus Raphaël Soto, Betye Saar et John Outerbridge, Jean – Marc Bustamente et tant d’autres, on découvrait des artistes d’Aruba, Barbade, Martinique – Ernest Breleur et Serge Goudin Thebia- , du Costa Rica, des Bahamas, de République Dominicaine – Tony Capellan. Ce fut incontestablement une expérience inoubliable. D’abord, la démesure des espaces : le Parc Ibirapuera, le bâtiment de Niemeyer  et surtout ce bourdonnement de ruche que l’on percevait avant même d’apercevoir le hall d’exposition. Le parc Ibirapuera occupe au cœur de la ville 1584 km². Il a été conçu par Roberto Burle Marx et les bâtiments dessinés par Oscar Niemeyer. Cette biennale, première biennale hors d’Europe,  qui fêtera en 2018 sa trente-troisième édition ne présentait pas moins de deux mille œuvres, deux-cent -vingt artistes et soixante – et  onze pays.  Il me semble bien que la  participation à cette  Biennale de São Paulo a marqué un tournant dans la démarche créatrice d’Ernest Breleur, du moins pour ce qui concerne les dimensions des œuvres. Il suffit de comparer ses créations présentes à la Biennale en 1994 et en 1998.

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Le Parc Ibirapuera

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Le Pavillon Niemeyer

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Le Pavillon Niemeyer

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Le Pavillon Niemeyer

Tony, ne pouvant compter sur un soutien financier du gouvernement de son pays avait transporté les éléments de son installation de 720 x 90 X 120 cm, des dizaines  petites chemises d’enfants   dans son bagage à mains. Outre les problématiques esthétiques et conceptuelles, Tony, par obligation, devait en effet résoudre des questions contingentes : comment déplacer des installations conséquentes au moindre coût. Vous noterez que « Interrogantes frebriles en el dilema del Caribe » et « Mitos del Caribe » sont composés de petits carrés … qui peuvent s’empiler pour le transport, l’œuvre étant reconstituée ensuite sur place.

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Tony Capellan à la 22ème Biennale de Sao Paulo

Tony participera de nouveau à la vingt – troisième biennale de São Paulo avec  «Manchas» qui évoque les drames de la société dominicaine, notamment le viol des mineurs en prison.

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Manchas 23ème Biennale de Sao Paulo

La Carivista de Barbade, un évènement alternatif de la Carifesta  dédié uniquement aux arts plastiques réunissait une nouvelle fois en 1998 acteurs culturels et plasticiens de la Caraïbe pour un symposium et des expositions. Tony y présenta « Tierra del sol », une version particulière de Mar Caribe, une autre œuvre tout aussi emblématique que « Interrogantes frebriles en el dilema del Caribe ».

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Tierra del sol

Mar Caribe dont la première occurrence date de 1996 a été exposée dans les manifestations caribéennes les plus remarquables comme Fábulas abiertas au  Museo de Arte Moderno de  Santo Domingo, Republique Dominiciaine en 1996 avant d’y rejoindre en 1998 le projet itinérant   La route de l’art sur la route de l’esclave, amorcé quatre ans plus tôt à la Saine Royale d’Arc-et-Senans avec l’aide de l’UNESCO.

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Mar Caribe
1996

Mais cette installation a aussi été montrée à  Island Nations au  Museum of Art, Rhode Island School of Design en 2004.

Puis, une nouvelle fois, lors de  Island Thresholds: Contemporary Art from the Caribbean,  Peabody Essex Museum, East India Square, Salem en  2005.

Elle figurait  dans   Kréyol Factory,  Parc de la Villette, Paris en  2009 comme dans la  Trienal del Caribe de Santo Domingo au  Museo de Arte Moderno de  Santo Domingo en  2010. Et enfin, dans Poetics of Relation au Perez Art Museum de Miami en 2015.

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Mar Caribe

 Puis en 2017, le public la retrouve avec une autre installation, Mare invidado, dans le projet itinérant Relationnal Undercurrents: Contemporary Art of the Caribbean Archipelago. Il est presque certain que d’autres participations de cette œuvre à des évènements majeurs m’échappent. Tony détestait l’informatique et avait repoussé le plus possible sa connexion. On ne trouve d’ailleurs pas un  site personnel sur le web. Reconstituer sa carrière demeure un challenge. Il a par exemple participé en 1998 à Caribe Insular Exclusión, fragmentación y paraíso.

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Mar invidado

Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

Mar invidado

L’installation Mar Caribe se présente sous la forme d’une plage de tongs élimées disposées en cercle ou en rectangle sur quelques dizaines de mètres carrés, le plus souvent bleues et vertes comme la mer des îles, mais dont les brides sont des fils de fer barbelés. Le plasticien attire ainsi l’attention à la fois sur la contamination des océans et sur les conditions de vie précaire des familles démunies installées sur les berges des rivières qui traversent Santo Domingo. Les pluies diluviennes emportent les maigres biens de cette population abandonnée jusqu’à la mer où Tony les collectait. Derrière les cartes postales et les séjours de rêve au soleil sur les plages paradisiaques des all inclusive attractifs, la réalité  quotidienne dominicaine subsiste : colonisation, migration, catastrophes naturelles, problématiques sociales et environnementales.

« Au bord de l’eau, à Saint – Domingue, c’est mon espace préféré et tout ce qui arrive par la mer m’inspire.

Ce que rapporte la mer aujourd’hui est à l’image de ce qu’elle rapportait il y a cinq cents ans. Il y a cinq cents ans sont arrivés des navires qui ont créé une nouvelle culture. Et pourquoi cette même mer  n’apporterait pas des choses qui témoigneraient de l’histoire de cette région, de ce qui se passe ici : la présence impérialiste, le pétrole et tous ses dérivés.

La majeure partie des objets que je récolte sont en plastique, et le plastique, c’est du pétrole transformé. Le plastique est un catalyseur de ce qui se passe dans notre histoire. Tout est fait en plastique. Ces objets en plastiques tombent à la mer  et sont spécifiques à chaque situation sociale, à chaque pays.

Ces produits arrivent sur la plage  et moi qui me promène souvent au bord de la mer, j’ai commencé à les ramasser et à construire des histoires.

Avec Mare Caribe, j’ai entrepris ma série d’œuvres multiples ; ce sont des oeuvres qui vont toujours m’appartenir et que je continuerai à faire tant que la mer m’apportera des objets, tant que les situations sociales qui les soutiennent perdureront. Ma théorie est que le jour où il n’u aura plus de pauvres pour perdre leurs tongs, ce jour là, je ne pourrai plus travailler. Tant qu’il y aura des pauvres qui perdront leurs chaussures, je pourrai continuer mon œuvre. »1

Le succès de cette œuvre, toujours réclamée par les curators,  maintes fois  déclinée entre 1996 et 2017, a certainement occulté d’autres créations tout aussi sensibles, à la fois simples et puissantes, polysémiques,  nourries de révolte contre toutes les injustices, inscrites dans le contexte local mais aussi susceptibles d’échos universels. Le plus souvent de vastes  installations créées à partie de l’accumulation d’objets basiques de consommation quotidienne, quelquefois déjà chargés de vécu car recyclés.

Dans cette vidéo, Tony, en cours de montage de Mar Caribe explique la minutie du processus, indispensable pour obtenir le  dégradé de couleurs recherché.

https://www.youtube.com/watch?v=zT5WnhJqx9A

Nos deux dernières conjonctions datent de 2004 et 2010.

Grâce au soutien de la DAC Martinique, Tony avait été invité pour une exposition personnelle à la salle André Arsenec du CMAC Scène nationale au mois de mai 2004 .

Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

Venas Abiertas
2004
Martinique

Enfin, commissaire de la zone caraïbe francophone lors de la première – et hélas unique triennale de République dominicaine- j’ai pu discuter longuement de nouveau avec Tony Capellan, artiste invité et mis à l’honneur de cette  triennale consacrée aux questions environnementales avec trois œuvres : Mar caribe, Flotando et Ramillete.

Tony Capellan : Une rencontre n’est que le commencement d’une séparation

Flotando
2010
TRIC

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Ramillete
2010
TRIC

 Comme toujours, cet art maîtrisé de signifier le plus à partir du simple, du ténu, de questionner la société contemporaine  et d’induire la réflexion du regardeur tout en subtilité.

 https://www.youtube.com/watch?v=Bye4Wceg3c0

DOMINIQUE BREBION

 1 Catalogue Kreyol Factory

Quelques images : 

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Isla in Transito

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Trampas

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Catalogue de Caribe insular

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Mar Invidado au MacTe, en extérieur


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