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La passion à Notre-Dame, par Gregorio Manzur

Publié le 08 janvier 2018 par Slal

La passion à Notre-Dame

par Gregorio Manzur

J'étais à Notre-Dame, pour un concert d'orgue du dimanche. On jouait le Final de la Passion selon Saint Matthieu, dans une transcription de Charles-Marie Widor, quand le portable a sonné. Je me suis précipité pour répondre.

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« C'est moi », a dit quelqu'un au bout du fil. Tout d'un coup je ne savais plus où j'étais. Cette voix, je ne l'avais pas entendue depuis…

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« Je veux te dire que je t'aime toujours. Tu me manques… tellement, horriblement. Pardonne-moi. Pardonne tout, je t'en prie. Je ne savais pas ce que je faisais. C'est après, les jours, les mois, les années qui se sont précipités sur moi, qui m'ont appris que nous n'étions plus ensemble. Ah, quelle horreur. Je veux te voir, où es-tu ? Bien sûr, tu es à Notre-Dame, Paris… J'entends le grand orgue… Nous y allions ensemble, les dimanches… Te souviens-tu ? Un dimanche comme celui-ci, pour écouter Bach, et je prenais ta main entre les miennes quand tu tremblais, tout ton corps secoué par l'émotion, ta passion pour cet homme de Leipzig, comme tu disais, ton ami de Leipzig. Comme la fois où tu te trouvais justement à Leipzig et que tu es entré dans une église réquisitionnée par l'État. Elle était vide. Des musiciens jouaient là-même où tant d'années auparavant le Christ s'était sacrifié pour nous tous. C'est ce que tu m'as dit. Et tu ne comprenais pas que l'église soit si vide, on jouait quand même la Passion selon Saint Matthieu, et tu avançais, hésitant, pas à pas dans la nef abandonnée, sur les dalles glaciales, en tentant de comprendre comment Bach pouvait permettre qu'on joue sa Passion dans une absence pareille, sans les apôtres, sans la Vierge, sans les fidèles, sans la croix dont l'ombre s'était gravée à jamais sur le mur. Soudain, arrêté au milieu de la nef, tu as courbé la tête, ravagé par la douleur que faisait naître en toi cette musique - c'est exactement les mots que tu as employés. Alors tu as baissé les yeux et lu : « Ici gît Jean-Sébastien Bach ». Je m'en souviens, tu as fait un bond en arrière. Tu tremblais de tout ton corps. Quelle honte ! Quel manque de respect, mon Dieu ! Tu venais de profaner la tombe de celui que tu admirais le plus au monde, Jean-Sébastien Bach, au moment même où les notes déchirantes de sa Passion parcouraient les rangs terriblement vides de cette église transformée en auditoire pour des âmes disparues, pour des musiciens eux-mêmes réduits à l'incompréhension, aux persécutions, à la tristesse… »

Ta voix s'est adoucie soudain, alors qu'au bout du fil je n'étais pas en mesure d'articuler la moindre parole.

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« Pardonne-moi… Je voulais te dire que je t'aime toujours… Tu me manques… tellement… »

Du grand orgue me venait cette même Passion que tu évoquais. Ta voix n'était plus là. Silence… Silence une fois de plus…

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