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Retour sur un chef-d’œuvre de Baldwin

Publié le 12 janvier 2018 par Les Lettres Françaises

Retour sur un chef-d’œuvre de BaldwinJames Baldwin fit paraître il y a un peu plus de soixante ans un bref roman dont les héros n’étaient pas noirs et dont l’action ne se passait pas aux Etats-Unis. La chambre de Giovanni allait devenir un classique de la littérature gay mondiale et serait souvent imité jusqu’au récent et médiocre Appelle-moi par ton nom d’André Aciman (paru d’abord à L’Olivier, sous le titre Plus tard ou jamais et réédité par Grasset sous celui qui est la traduction exacte de l’original), roman dont a été tiré un film de Luca Guadagnino bientôt sur les écrans. La confrontation entre un grand livre et un bestseller aux ficelles voyantes est spectaculaire. Ce qui caractérise un vrai livre d’un faux livre, ce n’est curieusement pas la sincérité ni le caractère autobiographique de l’inspiration, ni l’intensité de la volonté de l’auteur, ni l’enchaînement des événements ou leur singularité ou leur universalité. C’est le style, c’est le ton, ce sont les dialogues, c’est la surprise renouvelée du lecteur, c’est la structure narrative.

Certes, en 1956, James Baldwin, activiste de la cause des Noirs, surprenait déjà par la nature même de son intrigue : puisque le livre met en scène un jeune Américain blanc hétérosexuel, qui est hanté par une passion homosexuelle adolescente, et dont tombe amoureux le serveur italien d’un bar gay du Paris nocturne des années 1950. C’est plus tard, en 1962, que Baldwin réunira la thématique du racisme et de la bisexualité dans Another country. Sans doute, sa parole a-t-elle été libérée par le fait que James Baldwin faisait de longs séjours en France, dans un tout autre environnement, où l’homosexualité et le fait d’être noir étaient infiniment moins ostracisés que dans son pays natal.

Le roman qui a été une première fois immédiatement traduit par l’un de ses deux éditeurs français, Stock, dans le prestigieux et très judicieusement sélectif « Cabinet cosmopolite », qui publiait Virginia Woolf, Carson McCullers, Oscar Wilde et Schnitzler, raconte donc cette passion insolite sur un fond pittoresque. C’était un sujet pour Tennessee Williams, Paul Bowles ou Gore Vidal, mais c’est un militant noir de l’antiracisme qui s’en empare, en partie pour faire son coming out, mais avec subtilité, car le texte n’est pas directement autobiographique.

David, le narrateur, a perdu sa mère très jeune et a souffert du remariage et de la froideur de son père, auquel il n’a jamais confié ses tourments. Au début du livre, on le trouve donc à Paris où comme tant d’autres jeunes bourgeois américains, il séjourne librement et modestement. Entraîné dans une virée nocturne par un vieil homosexuel raffiné, Jacques, dans le bar gay tenu par un de ses amis, Guillaume, une sorte de Michou, il fait la connaissance de Giovanni, un bel italien désenchanté qui, surpris de l’apparition d’un jeune client, inhabituel dans ce lieu de rendez-vous de vieux homosexuels en quête d’aventures vénales, s’éprend tout de suite de lui. Mais David est sur le point d’épouser une de ses compatriotes, Hella, garçonne intellectuelle et affranchie, sensible et intelligente, qui a demandé quelques semaines de réflexion et voyage en Espagne, laissant à son fiancé une dangereuse liberté.

De cette liberté, David abuse, en cédant aux avances de Giovanni, qui ranime une vieille nostalgie adolescente pour une autre forme de sexualité. Mais c’est moins une révélation sexuelle qu’apporte Giovanni (qui, on le découvrira à la fin du livre, a eu, en Italie, une vie d’homme marié traumatisé par la naissance d’un enfant mort-né) à David qu’une forme de vérité intérieure, nourrie de passion et de tendresse, dans un milieu où règnent le mensonge, l’argent, la manipulation, l’exploitation des êtres faibles et démunis, et incertains sur le désir. Giovanni, qui loge dans une chambre de bonne misérable et insalubre, près de la Porte de Vincennes (« près du zoo », dit-il tout le temps), réussit à convaincre David de vivre avec lui. Tourmenté par la culpabilité de trahir Hella, effrayé par des désirs impérieux qu’il réprouve, attendri par la sincérité et l’ingénuité confiante de Giovanni, et acculé par le manque d’argent, à accepter cette solution de logement, David prend le lecteur pour confident de ses angoisses et de ses émerveillements.

Le déroulement de la narration est accéléré par l’anticipation de son dénouement : le lecteur sait rapidement que Giovanni va commettre un meurtre et sera condamné à mort, et que David se séparera non seulement de Giovanni, mais aussi de Hella. On sait qu’il écrit son livre dans le sud de la France, où il a été plaqué par Hella, après avoir lui-même plaqué Giovanni avant le meurtre. Le reste du livre est raconté de façon très intérieure et poétique : des pages admirables décrivent l’aube dans le quartier des Halles, les dialogues avec les chauffeurs de taxis du petit matin, les tenancières de bistrot, les dames-pipi, les fins de nuits longues et inutiles, avinées et désespérées. Mais aussi les désirs et les inhibitions, les besoins inassouvis de consolation.

Le personnage de David pourrait être un bourgeois refoulé et menteur, cynique. Ce n’est pas le cas. Il est attentif à la personnalité bouleversante de Giovanni. Il sent qu’il passe à côté d’un amour tout en cédant au sexe. James Baldwin, contrairement à Tennessee Williams qui aurait fait de cette histoire un mélodrame flamboyant avec des répliques appuyées et caricaturales, refuse le stéréotype et ne force jamais le trait. Certes, on est dans la tragédie, certes le milieu à la fois interlope et bienséant dont Jacques et Guillaume sont les rois pathétiques (et où apparaît en caméo non nommé, Jean Genet, aisément reconnaissable…) n’est pas sans aspects excessifs et revendiqués comme tels. Mais le regard que l’écrivain et le personnage posent sur les sentiments de chacun et sur leurs gestes est dépourvu de tout artifice exagéré.

On sent ce qui rapproche Baldwin de Carson McCullers ou de William Goyen : on est dans ce registre de l’introspection, de la violence des affects, de la quête de la vérité, à travers le filtre d’une sensibilité visionnaire. James Baldwin réussit le tour de force de donner à Giovanni plus de profondeur, de vérité, mais aussi de folie passionnelle, qu’à son narrateur. Si bien qu’à partir de situations sinon banales, du moins attendues sur un pareil sujet, Baldwin évite toujours les clichés, ce qui ne sera pas le cas de ses successeurs sur la voie qu’il a ouverte.

« Vous avez une drôle notion du temps », reproche Giovanni au narrateur et à ses compatriotes. « Ou peut-être que vous n’avez pas de notion de temps du tout, je ne sais pas. Le temps pour vous, on dirait toujours une parade, une parade triomphale, comme une armée qui entrait dans une ville de drapeaux en tête ? Comme si avec assez de temps, et pour vous Américains ça ne serait pas beaucoup de temps, n’est-ce pas ? (et il sourit d’un air moqueur mais je ne relevai pas et il continua). Comme si, donc, avec assez de temps, et toute cette terrible énergie, et cette terrible vertu que vous avez, tout était résolu, réglé, remis à sa place. Et quand je dis tout, ajouta-t-il d’un air mécontent, je veux dire toutes les choses sérieuses, toutes les choses graves, comme la souffrance, la mort et l’amour, auxquelles vous, Américains, ne croyez pas. »

Dans cette tirade, longue et perspicace, qui n’est pas tout à fait ce que l’on attend d’un serveur italien d’un bar gay, le personnage manifeste la prescience de l’épilogue tragique auquel le conduisent sa volonté de vérité et les dérives violentes de sa passion frustrée, puisqu’il va assassiner son employeur qui lui répugne et qui a abusé de son désespoir. Mais il y a, tout au long du livre, de nombreuses pages similaires qui tiennent à la façon très originale qu’a Baldwin de raconter son histoire. Quand Giovanni éclate de rire pour se moquer d’une réponse stéréotypée du narrateur, voici comment Baldwin décrit la chose : « Il se mit à rire et se retourna à nouveau vers cet allié invisible. Je crois que je commençais à trouver ce fantôme un peu déroutant, mais l’éclat de son rire dans ce tunnel étouffant avait un effet indicible. » Et quand David comprend au moment où il écrit son livre l’importance définitive que devait avoir Giovanni dans sa vie, fût-ce à titre posthume : « Au cours des jours à venir — que Dieu m’accorde la grâce de les vivre —, dans la clarté de ce matin gris, la bouche amère, les paupières rougies et enflammées, les cheveux ébouriffés et moites d’un sommeil tourmenté, regardant, à travers la fumée de mon café et de ma cigarette, le garçon sans intérêt, indifférent de la nuit précédente, qui bientôt se lèvera et disparaîtra comme la fumée, je reverrai Giovanni, tel qu’il était cette nuit-là, si vivant, toute la lumière de cet antre sombre accrochée à ses cheveux. »

Ce sont ces notations lyriques qui, çà et là, parsèment le récit par ailleurs réaliste et qui signalent au lecteur qu’on n’est pas en présence d’une bluette légèrement perverse ou sordide, mais d’un grand livre, ni même dans un roman de Francis Carco comme on pourrait le croire dans certains passages. Mais Francis Carco, que devait traduire Jean Rhys en anglais, n’était pas lui-même sans profondeur.

Les protecteurs (Jacques et Guillaume) ne manquent pas eux-mêmes de nuances dans les portraits que Baldwin trace d’eux, à travers les dialogues. Hella, de même, l’amoureuse de David, aurait tout pour qu’un mauvais romancier fasse d’elle un personnage hystérique de femme flouée par un homosexuel qui a tenté de cacher ses véritables pulsions et qui avait besoin de se rassurer en se « rangeant » dans une normalité de façade. Mais Hella aime trop sincèrement David pour sombrer dans la caricature d’elle-même, elle aime trop la passion qu’il a suscitée en lui pour la dénaturer dans l’insulte ou le reproche. Elle le quitte non pas parce qu’il a aimé Giovanni et a accepté d’être aimé de lui, mais parce que, justement, il n’a pas assez aimé Giovanni pour vouloir changer de vie. Elle le quitte après l’avoir surpris dans un bar au bras d’un marin avec qui il a passé plusieurs jours et plusieurs nuits.

Elle lui dit lorsqu’elle a pris sa décision de rentrer aux Etats-Unis sans lui : « Certaines femmes ont oublié qu’être femme ne veut pas seulement dire vivre dans l’humiliation, dans l’amertume. Malgré toi, je ne l’ai pas oublié. Et je ne veux pas l’oublier. Je quitte cette maison et je te quitte, aussi vite que le taxi, le train et le bateau pourront m’emporter. » Et, quelques semaines plus tôt, lorsque David, croyant avoir choisi Hella, est allé voir Giovanni pour lui faire ses adieux définitifs, Giovanni lui lance : « Je ne suis jamais arrivé à t’atteindre. » Pas plus que David ne s’est atteint lui-même et ne s’atteindra jamais.

C’est la troisième fois que je lis La chambre de Giovanni. La première fois en 1976, après en avoir découvert une analyse remarquable dans l’essai de Georges-Michel Sarrotte, Comme un frère, comme un amant  (Flammarion) sur la littérature homosexuelle américaine. Plus impressionné par la lecture d’Another country, j’avais sans doute minimisé les qualités narratives de ce roman plus bref, moins ambitieux et je m’en étais tenu à un tableau touchant, mais que je trouvais un peu désuet d’une France de la sexualité réprimée, d’une France hypocrite où se produisaient des tragédies telles que celle que Baldwin avait décrite et contre laquelle les militants de Peace and Flower et de l’après 1968 avaient lutté. Je l’ai relu en 1997, lorsque sortit la nouvelle traduction, par Elisabeth Guinsbourg, chez Rivages. Et j’en ai alors mesuré davantage la dimension stylistique et l’originalité narrative. Les temps avaient changé, les mœurs avaient évolué, et le portrait d’un homosexuel traumatisé, cherchant une normalité qui ne le satisfait pas, même avec une partenaire intelligente et ouverte et intensément amoureuse de lui, et repoussant la vraie passion d’un garçon qui l’attire, mais l’aime trop, m’apparaissait comme moins hardi, ce qui me permettait de me concentrer sur l’aspect plus littéraire que psychologique, politique ou sociologique du livre. Vingt années passent et parmi elles les années sida. Nous sommes maintenant dans une période régressive sur le plan de la morale sexuelle à travers le monde. Même si, un peu partout, sauf dans des pays arriérés et paralysés par une idéologie tyrannique et intégriste, le statut de l’homosexualité a été normalisé, on voit resurgir une sorte de soupçon généralisé contre la pulsion sexuelle quelle qu’elle soit.

Et finalement, lorsque Baldwin décrit la campagne de presse qui suit l’assassinat de Guillaume par Giovanni, il trace un tableau d’une France hypocrite et accommodante sur ce qu’on appelait, dit-il, dans les années 1950 (les années Roger Peyrefitte…) « les goûts particuliers ». « Ces «“goûts” qui, en France, ne constituent pas un crime, sont toutefois regardés avec la plus grande désapprobation par la majorité de la population, qui regarde aussi les membres de la classe politique et ceux qu’ils dénomment leurs “supérieurs” avec une froide indifférence. Quand le cadavre de Guillaume fut découvert, les garçons des rues ne furent pas les seuls à prendre peur. En fait, ils étaient considérablement moins effrayés que les hommes qui rôdaient dans les rues pour les acheter et dont la position, la carrière et les aspirations n’auraient jamais survécu à une telle publicité. Pères de famille, fils de grandes familles et fougueux aventuriers de Belleville étaient tous désespérément impatients de voir l’affaire classée afin que les choses rentrent dans l’ordre et que le sursaut de moralité publique ne leur retombe sur le dos. Jusqu’à ce que l’affaire soit classée, ils ne savaient pas trop sur quel pied danser : devaient-ils crier au martyr ou demeurer ce qu’ils étaient au fond, c’est-à-dire de simples citoyens, rendus amers par ce scandale et pressés de voir la justice rendue et la sûreté de l’Etat sauvegardée. » Les choses ont-elles beaucoup changé de part et d’autre de l’Atlantique ?

René de Ceccatty

James Baldwin, La chambre de Giovanni
Traduit de l’anglais par Elisabeth Guinsbourg
Rivages « Poche », 256 pages, 8,15 €


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