Il y a des auteurs méconnus, des auteurs enfouis, qui sont littéralement inventés par un éditeur – au sens où un spéléologue invente une grotte. Tel est le cas de Georges Perros (1923-1978), grâce aux soins dévoués, presque filiaux, de Thierry Gillyboeuf, qu’on connaissait jusqu’alors comme spécialiste avisé de Thoreau, et éditeur de son titanesque Journal (éditions Finitudes). Avec les 1600 pages des Oeuvres de Perros, on découvre aujourd’hui que Thoreau n’est pas son unique centre d’intérêt.
Il « invente » Perros, disais-je. C’est exagéré, car Perros n’est pas un inconnu, et il a ses fidèles ; mais à peine exagéré. Car si, de Perros, on connaît ses trois volumes de Papiers collés (1960, 1973, 1973, le troisième posthume), dans lesquels, stricto sensu, l’écrivain collait des papiers – articles, préfaces, textes de circonstances – pour en faire un livre, et, un peu moins ses Poèmes bleus (1962) et Une vie ordinaire (1967), les deux volumes de poésie publiés de son vivant, la plus grande partie de ses articles, de ses poèmes, de ses journaux, étaient restés inédits à sa mort, et sont parus depuis dans moult anthologies thématiques et partielles qui soulignaient l’aspect fragmentaire de l’oeuvre, sans montrer son unité profonde.
Thierry Gillyboeuf, dans ce volume indispensable et minutieusement édité qui restera une des grandes réussites éditoriales de 2017, rassemble (hormis les correspondances diverses et abondantes) la totalité des écrits de Perros, et les donne à lire par ordre chronologique (la chronologie des publications d’origine n’étant rompue que par la reproduction, à la date où Perros les a réunis, des cinq volumes parus sous sa direction).
On voit ainsi, avec fascination, se développer une oeuvre unique en son genre, faite de fragments qui finissent par constituer une forme d’autobiographie – une autobiographie intime dans laquelle l’auteur ne parlerait – presque – jamais de lui, mais des autres, de ses amis, de ses lectures.
Georges Perros, écrivain confidentiel mais respecté, avait été, sous son véritable nom de Georges Poulot, un acteur tout aussi confidentiel, mais sociétaire de la Comédie Française avant de devenir, grâce à l’appui de son meilleur ami, Gérard Philipe, connu au Conservatoire, lecteur de pièces pour le TNP de Jean Vilar. Les rapports lapidaires qu’il en fait à Vilar sont hilarants, aussi concis et pince sans rire (« Comme disait Rivarol d’un distique, c’est un peu long », « Pièce à traduire en français », « Jules Renard revu par Jules Souris ») que les fameuses Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, – le seul ancêtre qu’on peut trouver à Perros dans la littérature française, un écrivain dont l’oeuvre, constituée essentiellement d’hommages, de brèves publiées dans la presse et de textes critiques, est cependant l’une des plus personnelles de son époque (et gageons que l’édition Gillyboeuf des Oeuvres de Perros fera date, au même titre que celle des Oeuvres de Fénéon réunies par Jean Paulhan, en 1948 dans la Collection Blanche – Jean Paulhan qui fut un des interlocuteurs privilégiés de Perros, et le fit entrer comme critique à la NRF. Comme quoi…)
A l’arrivée de George Wilson, en 1967, Perros perd son emploi au TNP, et devient lecteur chez Gallimard. Sur le conseil de Paulhan, qui craignait qu’on ne le confonde avec Georges Poulet, l’auteur des fameuses Etudes sur le temps humain), George Poulot est, depuis ses premières publications dans la NRF, devenu Georges Perros, ce pseudonyme aux consonances bretonnes reflétant l’attirance de l’écrivain pour la Bretagne, un pays qui l’a toujours attiré et où il s’installera, dans une HLM à Douarnenez, en 1958.
De son vivant, Perros a été un lecteur et un critique respecté, un poète reconnu, un auteur rare d’autant plus légendaire qu’il a obstinément fui la renommée. Modestie, ou suprême orgueil ? Il semble que même ses Papiers collés aient été publiés à son corps défendant, et essentiellement pour des raisons financières. Car Perros a perpétuellement manqué d’argent pour entretenir sa famille, et a dû consacrer une grande partie de son temps à des besognes alimentaires (parmi lesquelles, quand même, des traductions de Tchekhov et de Strindberg).
Que dire de l’ensemble qu’on découvre aujourd’hui ? La première chose, c’est qu’on s’aperçoit que Georges Perros, texte bref après texte bref, a finalement beaucoup écrit. Et que, sous couvert de rédiger des textes de commande, il a beaucoup écrit sur lui-même. Dans ces Oeuvres, on LIT un homme, le portrait en miettes d’un homme intense et douloureux : « Vivre me fait peur. Oui, peut-être. C’est sans doute pourquoi j’ai l’air si courageux de vivre loin de Paris, alors que mes amis, mon ‘métier’ y sont. Mais c’est bien de cela que j’ai peur. Je suis trop souvent rentré chez moi en ruines pour avoir vécu avec mes amis. Alors oui c’est vrai, la mer ne me fait aucun mal. Aucun bien. Elle ne me rend ni plus ni moins homme que je ne suis ; (…) Elle ne me demande rien. Elle est là, c’est tout. » Au cours des dernières années de sa vie, atteint d’un cancer, privé de la parole, il laisse libre cours à un humour noir qui témoigne autant de son courage que de sa lucidité : « Tous ces gens qui viennent me voir, c’est comme s’ils figuraient sur un écran de l’autre côté d’une vitre. Ils se parlent entre eux, certains se retrouvent, pas vus depuis des années, venez donc manger un de ces jours. Ils parlent. Ce qu’ils disent n’a pas plus d’intérêt que d’habitude. Mais c’est leur voix qui me fascine. Vive voix ».
Les pages que Georges Perros, dans ce livre de raison, ce livre de sagesse, que constituent ses Oeuvres rassemblées, a écrit des textes sur l’amitié d’une justesse bouleversante. Ainsi, dans une lettre à Gérard Philipe : « Je ne saurais connaître ce qu’on nomme amitié que passionnément, et cela fait partie de mes sens. Aussi bien, puis-je compter sur les doigts d’une main les hommes qui jusqu’ici m’ont fait résonner, c’est à dire déraisonner, car que de concessions ! ». Ou, ailleurs : « Les grandes amours sont ‘mâles’ parce que, paradoxalement, elles n’impliquent pas ce qui en chacun s’ignore : la passion. On ne cache rien à un ami. (On ne devrait). A une maîtresse, on cache à peu près tout. Elle connaît le corps, qui renferme l’esprit. L’ami connaît l’âme, qui donne, ou, mieux, vend l’esprit ».
Les Oeuvres de Perros sont celles d’un moraliste et celles d’un poète. Ce sont aussi celles d’un lecteur d’exception, aussi juste dans l’admiration que dans la vacherie. Sur Brasillach : « C’est d’abord du Giraudoux sans la grâce. Autant dire rien. » Sur Jouhandeau : « Il faut s’y faire. Les meilleurs auteurs écrivent les meilleurs livres. On n’y peut rien. Eux non plus, probablement. Mais tenez, celui-ci. Il suffit de couper quelques pages, de fureter, d’accrocher trois lignes au hasard. On est au fait. On sait quelle région littéraire nous survolons. Et qu’on peut atterrir sans risque de déception. (…) Chez qui trouver aujourd’hui cette gaieté, ce détachement dans la sympathie, cette familiarité distante, ce délié dans l’exécution ? » Sur le Voyage en Italie de Giono : « Ce qui fait la rareté et l’excellence de Giono, c’est son sens d’un bavardage qui n’ennuie jamais. » Sur Paul Guth : « L’auteur bricole avec gentillesse. Mais je me le dis souvent : s’il suffisait de faire de l’esprit pour en avoir, nous en serions tous exagérément pourvus ». Sur Céline : « Je donne toute sa gouaille, son invention son rythme – changer ou ajouter un mot est impossible – et l’étrange magie de cette prose exclamée pour le seul titre : Normance. Il y a dans ces trois syllabes une détresse couleur ébène, veloutée, un je-ne-sais quoi de fou, de nocturne, d’effrayant, que l’horreur de la réalité ratifie sans l’éluder. Voilà le tour de force. »
Et je vais m’arrêter là, car il est impossible de rendre compte de Georges Perros en deux pages, de faire une synthèse sage d’une oeuvre d’une telle diversité, d’une telle intensité. D’une de ces oeuvres faites pour accompagner le lecteur, le guider, l’aider à vivre.
Christophe Mercier
George Perros, Oeuvres Gallimard, Quarto, 1570 pages, 32 €