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Le rituel.

Par Chancelle

Raymonde revient du marché. Elle traîne son corps vieilli et boursouflé sous la chaleur écrasante de ce mois d’août. C’est son 77ème été et comme toujours elle pèse un peu plus que l’année précédente. Il devient de plus en plus difficile de prendre son panier et de parcourir les 600 mètres qui la séparent des étals du dimanche.

Elle sent la sueur qui s’échappe de chacun de ses pores pour s’infiltrer dans les replis de sa graisse. Sûr, il faudrait qu’elle fasse un régime mais à son âge il est trop tard, bien trop tard, pour se priver du dernier vrai plaisir qu’il lui reste.

Sous sa robe marine, son maillot de corps lui colle au corps, elle est inondée, sans parler de ces fuites entre ses jambes qui l’infantilisent chaque jour davantage. Personne ne le sait, pas même son mari, qui ne la touche plus guère que pour le baiser rituel du lundi, lorsqu’il revient de sa promenade solitaire.

Les derniers mètres sont les plus éprouvants. Quelque chose la retient.

Souvent elle a eu le désir de fuir en apercevant le petit portillon en fer forgé… Mais où irait-elle ?

Elle a toujours vécu ici, elle ne connaît que cette petite ville qui autrefois était un village. Autrefois… C’est son fils qui lui a donné le courage de rester, et maintenant qu’il est parti, ses pauvres jambes ne la porteraient pas bien loin ! Elles parviennent tout juste à faire le trajet du portail au marché, et du marché au portail.

Ce portail devant lequel elle s’immobilise, flageolante, anxieuse. Elle ne pose pas son lourd panier mais elle s’arrête, le temps de fermer les yeux et de reprendre son souffle. Le véritable effort, c’est celui qui vient, c’est passer le portillon, façonner une expression de circonstance sur son visage, prendre un air tranquille.

Longue inspiration pour retenir les larmes, atténuer la douleur dans sa poitrine et rassembler son courage.

Surtout ne pas regarder ce qu’il y a derrière la fenêtre du salon, ne pas surprendre, derrière ce rituel du dimanche, l’échec désolant de sa vie.

Elle rouvre les yeux tandis que sa main moite s’avance machinalement, mécaniquement vers la poignée du portail.

Raymonde ne perçoit que du vide dans sa carcasse volumineuse, en train de cuire sous le soleil de midi.

Elle fait abstraction de sa douleur et, d’un pas faussement décidé, elle passe le portail.

C’est là qu’elle commet l’erreur.

Machinalement, mécaniquement, alors que le portillon se referme dans un grincement infernal, Raymonde lève les yeux vers la fenêtre. Le vide de son corps refait le plein de douleur. Le clocher sonne les 12 coups de midi et le cœur de Raymonde soudain s’emballe et fait résonner ces 12 coups dans sa poitrine, comme un marteau frappe l’enclume.

Ce qu’elle ne voit pas elle le devine. Car elle sait.

Elle sait ce qui se passe dans les murs de sa maison, chaque dimanche, de 10 heures à midi pile, quand les cloches de l’église retentissent, chaque dimanche depuis 54 ans.

A midi pile, elle rentre du marché, mais elle n’a pas encore passé le seuil de sa maison.

A midi pile, la silhouette de son mari derrière la fenêtre du salon disparaît hâtivement. Raymonde a parfois croisé le regard fugitif de son époux à cet instant précis. Mais le plus souvent, lorsqu’elle franchit le seuil de la maisonnette, il est déjà dans la chambre d’où il ressort aussitôt pour lancer un « Ah ! Tu es là ».

Aujourd’hui elle est rentrée un peu trop tôt, ou alors c’est lui qui est en retard.

Alors elle ne sait pas quoi faire, embarrassée dans sa douleur et dans sa sueur, elle reste figée à observer son André.

Elle ne pose pas son panier. A cet instant précis elle veut mourir.

Tout sauf ce malaise qui la saisit.

C’est que ce n’est jamais arrivé. Jamais, jamais!, jamais elle n’a vu son mari assis, un dimanche, à midi.

Vraiment cette immobilité la trouble et lui fait presque oublier l’échec désolant de sa vie.

Elle pense à André. Si elle entre, elle le surprendra et il saura qu’elle sait.

Des mèches grisonnantes se sont plaquées sur le visage de Raymonde. Elle n’ose pas les écarter, de peur d’être remarquée. C’est tout juste si elle respire.

Elle pense faire demi-tour, refaire grincer le portail innocemment, sans regarder vers la fenêtre.

Le panier dans sa main gauche est décidément plus lourd que jamais.

Elle est donc là, hésitante, lorsqu’elle comprend ce qui a changé. Derrière le double vitrage André ne s’active pas comme à son habitude, non. Il pleure…

Le panier glisse des mains moites de Raymonde et s’échoue sur le sol. Les pommes roulent et les tomates s’écrasent et baignent dans leur jus. Raymonde se précipite vers la maison, vers le salon, vers son homme qu’elle a souvent vu serrer les dents mais jamais pleurer.

Par ces larmes s’évacue toute la tension accumulée en elle dans un silence long de 54 ans, si long qu’il n’est plus nécessaire de le rompre à présent. Raymonde le sait. Elle ne partagera pas ce soulagement qui la rend plus légère et qu’elle n’ose même pas s’avouer. Pour l’heure son homme pleure, son André décomposé par le chagrin. Il a l’air d’un enfant tout à coup, à tel point que sa chemise flotte sur son corps frêle. Mais même dans la tristesse il reste digne.

Raymonde a posé sa grosse main sur le poignet fragile de son époux, elle n’ose pas faire plus de peur qu’il se brise en mille morceaux.

                                                      **********

André s’est endormi. De la salle de bain Raymonde le regarde trembler pendant son sommeil.

Le petit ventilateur posé sur la commode s’applique à chasser le silence mais rien n’y fait : la pièce est désespérément calme. Rien ne semble distinguer cette nuit des autres nuits. Pourtant, derrière les apparences et le ronron monotone du ventilateur, tout a changé.

Raymonde sort de la salle de bain mais ne ferme pas la porte, elle sait qu’elle se lèvera au moins deux fois cette nuit, pour se soulager, ou pour changer la couche…

Elle s’approche du lit conjugal, vérifie que la bouteille d’eau est à sa place, que chaque chose est à sa place, que le réveil fonctionne et que la fenêtre laisse passer un peu d’air et enfin elle s’allonge aux côté de son époux et éteint la lumière.

Bien sûr elle ne s’endort pas. Malgré tout elle rêve.

Elle rêve à ce que sera sa vie.

Son André n’a pas laissé échapper la moindre parole, il est resté humble dans sa détresse, il l’a respectée dans son statut d’épouse comme elle a respecté son secret et sa trahison. Ils sont des silences bien plus significatifs que des mots et des maux annonciateurs de changement. Raymonde a décelé derrière les pleurs la fin d’une infidélité de 54 ans.

Les sanglots ont brisé le rituel. Raymonde se réjouit et trépigne d’impatience car désormais elle sera la seule et l’unique.

Dans l’obscurité, elle observe son André et en dépit de son propre contentement, elle éprouve de la peine pour lui. Il a l’air si chétif dans son pyjama à rayures, les rides ont remplacé la passion qui l’habitait jadis, avant leur mariage.

Raymonde avait rapidement découvert le pot aux roses, quelques mois seulement après leur union. Elle avait su alors que le cœur de son André ne lui appartenait pas, qu’il en aimait une autre, un de ces amours impossible comme on en voit dans les téléfilms. Mais Raymonde n’aimait que lui, depuis toujours, et elle avait espéré qu’avec le temps son mari finirait par l’aimer en retour. Il avait été un bon mari et objectivement elle ne pouvait rien lui reprocher. Il avait seulement manqué la fougue, les yeux qui pétillent et les mains qui se baladent, le corps qui ne résiste pas… Non. Entre eux, tout avait toujours été très raisonnable. Elle s'était dit qu’en se montrant sous son meilleur jour, elle finirait par prendre la place de l’autre dans le cœur de son époux.

Ils avaient emménagé dans la maison au portail en fer forgé et c’est en faisant du rangement par un jour pluvieux qu’elle avait découvert la dure vérité, le rituel qui n’en finissait pas de raviver la flamme adultérine dans son foyer.

Une boite sans prétention qui pourtant avait suscité la curiosité de Raymonde. Elle s’était assise et avait posé l’objet douteux sur son ventre arrondi par la grossesse. Une simple boite dont le contenu la désarma. Des mots d’amour, et d’amour, et d’amour, un amour qui n’en finissait pas de s’écrire et de noircir des feuillets parfumés.

Raymonde n’avait pas accouché qu’elle avait déjà remarqué le petit manège qui allait devenir routine, coutume, rituel du lundi quand « son » André allait poster sa lettre d’amour.

Elle avait appris dans les lettres de sa rivale que celle-ci était mariée, et avait dû rejoindre son mari. Mais ni elle ni André n’avaient pu se résoudre à renier leur passion inattendue et ils s’étaient fait la promesse de s’écrire toutes les semaines et de s’aimer toujours, en secret.

Passée la déchirure provoquée par la découverte de cet amour platonique, Raymonde s’était surprise à en respecter la pureté et la beauté. Elle ne pouvait souiller de tels sentiments et avait donc gardé le secret. Mieux, elle était rentrée dans le mensonge à son tour et s’était arrangée pour ne manquer aucun marché le dimanche, pour ne jamais en rentrer avant les 12 coups de midi, heure à laquelle André allait cacher la lettre qu’il venait d’écrire. Elle avait pris sur elle d’accepter le baiser du lundi lorsque rempli de culpabilité, il se rattrapait par ce geste de tendresse après avoir posté ses paroles d’amour.

Cinq décennies et près de 3000 lettres.

C’était fini.

Les pleurs de son mari venaient de dévoiler le deuil de son être chéri.

Alors Raymonde jubilait !

Elle finit par s’assoupir, sur la pensée que son André viendrait peut-être au marché avec elle, maintenant, le dimanche. Qu’il serait à elle et rien qu’à elle, désormais. Qu’une fois la douleur éloignée, il penserait à elle, enfin. Et que les baisers rituels du lundi s’échangeraient tous les jours de la semaine, sans raison aucune.

                                                    **********

Lorsque Raymonde se réveilla, elle fut surprise de constater que son André dormait encore. Cela n’arrivait jamais qu’il soit dans le lit à son réveil. Mais la journée de la veille avait été éprouvante et elle comprenait qu’il ait besoin de récupérer, d’oublier, peut-être, dans la douceur d’un sommeil réparateur, les événements de la veille.

Raymonde se tourna dans le lit, faisant sursauter les ressorts, et se positionna sur le côté, de façon à observer son époux. Il était immobile, droit comme un i. Elle eut un pincement au cœur en songeant qu’il rêvait probablement de sa maîtresse… car il souriait, oh ! légèrement, mais suffisamment pour qu’elle le remarque, elle qui le connaissait depuis toujours…

Ce n’est que lorsqu’elle réalisa que la poitrine de son époux ne se soulevait pas, alors qu’elle aurait dû effectuer un va-et-vient régulier et profond, que Raymonde comprit qu’il était allé rejoindre son amour dans l’au-delà, pressé qu’il était de la retrouver enfin.


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