100 métronomes en avant-scène
Kevin John Edusei et le Münchner Symphoniker ont donné hier soir à la Herkulessaal de la Résidence de Munich un délicieux concert qui avait pour thème l'étrangeté du temps. Au programme, des oeuvres de György Ligeti, Avner Dorman, Joseph Haydn et Richard Strauss, qui chacune interroge spécialement le rapport au temps. Avec en soliste pour les deux premières oeuvres l'incomparable percussionniste essenois Alexej Gerassimez.
Die Zeit ist ein sonderbar' Ding, le temps cette chose bizarre que le plus souvent on ne sent pas passer et qui, le moment d'après, se rappelle à nous dans toute sa dimension, au détour d'un miroir par exemple. Et quelle forme d'art, plus que la musique, se nourrit-elle de l'étude du temps, sinon sans doute la littérature, comme le rappelle Proust dans le titre de son oeuvre? Un tableau, une sculpture, un édifice nous semblent plus pérennes, alors que l'écriture et la composition s'inscrivent dans le temps tout en le découpant, en l'instrumentalisant. La tonalité, l'échelle musicale particulière utilisée dans toute composition musicale, y donne la mesure du temps, chaque ton est un intervalle.
Alexej Gerassimez, Kevin John Edusei et le Münchner Symphoniker
Ce fut là le thème de notre concert. D'abord avec le Poème symphonique que composa Ligeti en 1965, une oeuvre expérimentale qui requiert cent métronomes de préférence pyramidaux et dix exécutants. Les métronomes sont remontés par les exécutants et, autant que faire se peut, déclenchés simultanément. Ils sont programmés pour ne pas s'arrêter en même temps. Vers la fin de l'oeuvre, seuls battent quelques métronomes, puis, assez longtemps on entend le battement du dernier métronome encore en action. Hier soir, l'oeuvre a été quelque peu modifiée par l'entrée en action d'Alexej Gerassimez qui, d'abord caché du public, a pris le relais du dernier métronome, battant la mesure au moyen de deux baguettes entrechoquées. Une transition habile vers Frozen in time le Concerto pour percussion et orchestre d'Avner Dorman qui connut sa première en 2007. Comme chez Rabelais, génial inventeur des paroles gelées, le concerto de Dorman Congelé dans le temps se réfère à des instantanés imaginaires du développement géologique de la Terre, des temps préhistoriques jusqu'à nos jours, figés par le gel. Chaque mouvement imagine la musique d'un grand continent préhistorique à un moment donné. Bonheur de la musique, bonheur de l'exécution par ce magicien des percussions qu'est Alexej Gerassimez qui passe des rythmes jazzy emballés du premier mouvement aux douceurs éthérée du deuxième puis à la montée en puissance, aux intensités endiablées et à l'acuité sonore du troisième mouvement. A la fin de la première partie, Alexej Gerassimez donnera un encore de sa composition dans lequel il fait la démonstration des multiples approches du tambour par les différentes formes du toucher, dans différents rythmes et avec des intensités différentes. Epoustouflant!
En seconde partie, la Symphonie no 101 en ré majeur, L'horloge, la plus temporelle des symphonies londoniennes de Joseph Haydn. L'horloge, qui doit son surnom au rythme « tic-tac » présent tout au long du deuxième mouvement, fut créé à Londres en 1794. Le Münchner Symphoniker en donne une exécution très soignée, avec une remarquable interprétation des premiers violons dans le premier thème du Presto et dans le Vivace du Finale, et de ces mêmes premiers violons rejoints par les flûtes dans le Menuetto de l'Allegretto. Enfin, en apothéose, nos coeurs ont pu valser à l'écoute de la Suite du Chevalier à la Rose de Richard Strauss. Rien n'est sans doute plus étrange que le rapports de l'amour au temps, surtout lorsque ce dernier sépare les amants par la différence d'âge. "Le temps s'écoule sans bruit, comme un sablier"("Lautlos, wie eine Sanduhr.", chante la Maréchale à Quinquin au premier acte de l'opéra dont Strauss tira sa suite pour orchestre en 1944), la Maréchale se lève parfois la nuit pour arrêter les horloges. En vain, car lors de la présentation de la rose d'argent Octavian-Quinquin rencontre Sophie, comme dans la suite le hautbois rencontre le cor, et la passion amoureuse d'Octavian pour la Maréchale fait place à l'amour qui naît avec Sophie. On est à Vienne, et ce qui ailleurs conduirait à un drame passionnel glisse et passe au rythme des valses: la Maréchale lâche prise avec grâce et rend sa liberté à son bel amant, sans doute sait-elle d'expérience qu'elle lui trouvera bientôt un remplaçant!
Un public ravi a salué l'exécution de ce beau programme si intelligemment programmé par Kevin John Edusei, présenté cette année comme un ange ailé sur le feuillet des Amis du Münchner Symphoniker. Il est vrai que la musique donne des ailes, surtout si elle est si bien choisie et si bien exécutée!