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Melville et Hawthorne, troublants accents d’une amitié littéraire

Publié le 21 janvier 2018 par Les Lettres Françaises

Melville et Hawthorne, troublants accents d’une amitié littéraireStéphane Lambert a déjà consacré des portraits en partie romanesques, en tout cas mis en scène, à Rothko, Nicolas de Staël, Claude Monet, Samuel Beckett. Ce n’étaient ni des vies romancées, ni des essais. C’étaient des pages de la vie de ces artistes et écrivains, des sortes de fenêtres qu’il ouvrait sur leur existence et leur création entières tout en se tenant à ce qu’ils avaient de plus intimes et en tentant de suivre à la fois les sinuosités de leur psychologie et les coups de théâtre du destin. Il saisit, ici, deux vies que tout aurait dû opposer, celles de deux génies américains de l’imaginaire et de la passion, de l’aventure et de la littérature symbolique : Herman Melville et Nathaniel Hawthorne.

Une génération les sépare, leurs notoriétés et leurs succès publics ne sont pas les mêmes. Ils se rencontrent au bord du lac de Mahkeenac, en Nouvelle Angleterre, au cours d’un pique-nique organisé par des amis communs, en août 1850, alors que Melville séjourne dans une maison familiale transformée en pension, Stockbridge Browl, et Hawthorne avec sa famille dans les monts Berkshire. Le premier, le plus jeune (il a trente et un ans), va écrire son chef-d’œuvre, mais ses récits de voyages maritimes lui ont déjà assuré une vaste reconnaissance de part et d’autre de l’Atlantique. Le second (qui a quarante-six ans) est dans une situation plus délicate, tout en bénéficiant d’un grand prestige littéraire.

Stéphane Lambert essaie de comprendre l’amitié qui les a réunit, avec ce qu’elle pouvait comporter d’ambiguïté sexuelle (l’un et l’autre avaient fait de la sexualité, explicite ou pas, un moteur essentiel des comportements humains, mais sans doute, l’univers masculin que décrivait Melville était plus propice aux sentiments homosexuels exclusifs et passionnels, fussent-ils réprimés ou refoulés) et d’échange intellectuel. Mais tous les deux avaient une forme d’inhibition qui empêchait toute expression directe du désir et même de l’aveu strictement verbal, aussi bien dans leur œuvre que dans leurs relations personnelles. Cependant des lettres de Melville sont assez passionnées pour justifier quelques interrogations de ses biographes.

Stéphane Lambert, comme il l’a fait notamment pour Nicolas de Staël, lance des hypothèses romanesques sur l’évolution de cette amitié à laquelle il donne le beau nom de « fraternelle mélancolie ». Ce que la fraternité a de narcissique, de spéculaire n’empêche pas la mélancolie de se propager. Comme pour Beckett, Stéphane Lambert se sert d’un mystérieux tableau de Caspar Friedrich, ici deux amis, probablement étudiants en uniformes, qui contemplent un soleil couchant sur la mer. Leurs regards convergents, qu’on ne voit pas, mais que l’on devine, suffisent à dire ce qui muettement les unit, une même sensibilité poétique, un même besoin de communiquer avec l’infini.

Mais en entrant au cœur du sujet, qui est au fond la place ou l’absence de désir charnel dans une amitié aussi romantiquement survoltée, l’auteur affine son regard sur chacun d’eux et comprend ce qui nécessairement les avait retenus l’un et l’autre pour des raisons différentes, avec l’hypothèse que le plus passionné, Melville, l’était probablement par manque de censure inconsciente, mais aussi parce que la sensualité physique, qu’il avait souvent décrite et qu’il décrira encore souvent, n’était pas l’objet d’une obsession, mais un accompagnement naturel de l’exaltation, et que le plus réservé, Hawthorne dont les contes exaltés avaient décrit les hantises du sexe dans une société puritaine et les chemins inattendus que la sexualité pouvait suivre dans l’art et dans la vie intérieure, indépendamment de tout engagement physique (c’est une des raisons pour lesquelles son œuvre a fasciné, par la suite, bien des écrivains persécutés par l’idée fixe du sexe et de sa sublimation, comme Julien Green), était peut-être celui qui avait le mieux perçu l’enjeu de cette amitié.

« Dans cette affaire, Hawthorne se méfiait plus de sa propre tentation que des assauts de l’autre. Il avait beau prêcher contre la morale étriquée de ses ancêtres, l’émotion qui continuait de le remuer l’effrayait. Il connaissait sa fragilité affective, il devait se méfier de lui-même. Melville l’avait quelque peu bousculé dans ses repères lorsqu’au cours d’une conversation il avait parlé de “s’affranchir du tabou du sexe dans le sexe”. Pourquoi la chair serait moins pure que l’esprit, avait-il plaidé, dès lors qu’elle répondait à l’élan de ce dernier ? » Les réticences de Hawthorne lorsque Melville devint son voisin provisoire empêchèrent l’amitié de durer. On sait que cette rencontre enrichit cependant considérablement les deux œuvres qui, plus que l’aval de la critique, avaient besoin de cette communication intense entre deux génies.

Moby Dick allait devenir une source infinie de spéculation sur la force symbolique de la baleine et d’Achab. « À Sophia Peabody [la femme de Hawthorne, qui était par ailleurs une célèbre illustratrice] qui lui fit observer la signification subtile, et vraisemblablement sexuelle du “jet spectral” de la baleine dans Moby Dick, Melville affirma qu’il n’en avait pas eu conscience en l’écrivant. Se peut-il que le désir voile son objectif ? Se peut-il qu’un objectif voile à son tour une aspiration sans forme et sans fond qui s’incarnerait à travers lui ? Une volonté de disparaître ? »

Cet épisode de la vie des deux écrivains a souvent été commenté par leurs biographes et notamment un essai avait paru en 2013, chez McFarland, The Melville-Hawthorne Connection, A study of the literary friendship par Eric Hage. Mais le récit de Stéphane Lambert, en reliant souvent son intérêt intellectuel et ses réflexions sur la création littéraire à des épisodes de sa vie intime, donne à cette étude très personnelle une tonalité émouvante, jamais didactique, laissant une part importante aux questions restées en suspens, comme il se doit dans toute interrogation sur la sexualité d’un écrivain et sur l’impact qu’elle peut avoir sur son œuvre.

René de Ceccatty

Stéphane Lambert, Fraternelle mélancolie
Arléa, 224 pages, 19€


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