Marcel Cohen est l’auteur d’une trilogie aux éditions Gallimard : Faits, Faits II, Faits III. Mais en vérité tous ses livres se rangent sous ce genre des « faits », que ce soit Sur la scène intérieure (collection L’un et l’autre, 2013) ou aujourd’hui Détails, qui sont en effet tous les deux sous-titrés « Faits », comme on indiquerait « roman », « essai », « poésie », « biographie ». Marcel Cohen a inventé pour son compte ce genre littéraire des « faits », qui sont comme des « dépôts de savoir… » si l’on en croit ce qu’il en dit lui-même dans l’avertissement qui figure au tout début de Sur la scène intérieure où il cite ouvertement le dernier livre du poète Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, que celui-ci avait publié en 1980 dans sa propre collection Fiction & Cie des éditions du Seuil, et dont le titre résume tout à la fois le caractère volontaire et incertain de la propre entreprise de Marcel Cohen, qui est autant une entreprise de remémoration que d’oubli – de silence, de lacunes et d’oubli.
Dans Faits III, il citait par exemple un autre poète qui disait quant à lui que « les faits sont impénétrables ». Marcel Cohen raconte ici ce qui est arrivé à Joë Bousquet, le 27 mai 1918, quand le lieutenant qu’il était alors est monté au front avec le 156e corps d’attaque, mais en commettant le geste insensé de chausser ses bottes en cuir rouge (quand ses hommes, au contraire, prenaient soin de troquer leurs meilleures chaussures de marche contre les souliers plus modestes qu’ils portaient au repos). Le 156e corps d’attaque était à peine sorti des tranchées que Joë Bousquet était touché en pleine poitrine par une balle qui lui sectionnait la moelle épinière entre la quatrième et cinquième vertèbre. Joë Bousquet passera le restant de sa vie dans son lit, à Carcassonne, les membres inférieurs paralysés, et persuadé que le tireur allemand convoitait ses bottes en cuir rouge… Il racontera que ses bottes rouges avaient décidé de son sort : « J’ai été un assez solide officier, mais je ne dois cette grâce qu’à l’incompréhensible soin que j’avais à me bien chausser », dira-t-il.
« Le monde est tout ce qui arrive », écrivait au même moment, sur des carnets de campagne pendant cette Première Guerre mondiale, le philosophe Ludwig Wittgenstein, en précisant que « le monde est l’ensemble des faits, non des choses ». Marcel Cohen ne parle pas vraiment du célèbre tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, et, qui plus est, il est surtout marqué par la Seconde Guerre mondiale durant laquelle – à Auschwitz – son père, sa mère, sa sœur, ses grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante ont disparu. Les faits de ses livres laissent entendre que l’absence et le vide peuvent être exprimés. « Des faits et non les motifs de mes carences », dit-il aussi en citant la poétesse Alejandra Pizarnik. Marcel Cohen lui-même écrit des textes qui s’apparentent à de la poésie. Mais il est surtout l’écrivain qui n’a pas l’ambition d’imposer quoi que ce soit à ses lecteurs ; il est même comme ces artistes que sont Jochen Gerz et Emmanuel Saulnier, qui dressent des monuments invisibles pour montrer que si les cimetières juifs ont disparu de l’Allemagne, si le village de Vassieux-en-Vercors a été rasé par la 157e division de la Wehrmacht, « un monument disparu dont on parle a plus de réalité qu’un monument existant qu’on ne regarde plus »…
Dans Le Grand Paon-de-Nuit, qu’il avait publié en 2014, Marcel Cohen parlait d’un entomologiste convaincu que ce grand paon-de-nuit, vieux de trente millions d’années, « survivra presque seul au dernier papillon diurne ». Dans ce livre, il décrivait un personnage (ce quelqu’un que l’on retrouve dans tous ses textes) dépossédé de sa propre biographie, dont la vie ressemble « à son effort de nageur immobile luttant, par d’imperceptibles mouvements, pour empêcher son corps de recouvrir son ombre ». L’œuvre de Marcel Cohen, traduite en huit langues, est celle d’un grand observateur se livrant à l’expérience directe de l’entour de l’homme, « sans que cet homme puisse se prévaloir d’une psychologie, d’une métaphysique ou d’une psychanalyse ».
Roland Barthes employait ces mots pour parler du Nouveau Roman selon Robbe-Grillet, pour dire que ce roman n’est plus d’ordre chtonien, infernal, mais terrestre : il enseigne à regarder le monde avec les yeux d’un homme qui marche dans la ville, sans d’autre horizon que le spectacle, sans d’autre pouvoir que celui-là même de ses yeux (disait-il) ; et c’est un fait que Marcel Cohen lui-même se promène beaucoup dans la ville, à pied, en métro où il s’interroge par exemple sur l’agilité avec laquelle les femmes agrafent leur soutien-gorge… C’est un sujet en effet très sérieux, qui n’a rien de grivois sous la plume de Marcel Cohen ; tout comme il est intéressant de regarder s’engouffrer dans le métro des jeunes cadres engoncés dans le même costume noir si serré qu’ils peuvent à peine bouger… Oui, c’est le genre de détail qui raconte bien toute une époque, et qui va à l’essentiel. Marcel Cohen est précisément l’écrivain qui a cette capacité d’aller à l’essentiel, livre après livre, en toute objectivité.
Didier Pinaud
Détails, de Marcel Cohen Gallimard, 208 pages, 18,50 euros