Parmi les lieux plus ou moins méconnus de Paris, mais porteurs de mémoire et vecteurs d’histoire, le Musée Zadkine est l’un des plus attirants et des plus poétiques. Ossip Zadkine, sculpteur d’origine russe, né en 1890 à Vitebsk, y vécut et y travailla de 1928 à sa mort, en 1967. Il est représentatif de ces artistes étrangers séduits et formés par le Paris antérieur à la guerre de 1914. Il est impressionné par le cubisme, vivant la bohème du Bateau-Lavoir, s’imposant après la guerre par son talent, la puissance émotionnelle d’une œuvre tourmentée, expressive, véhémente même, ou parfois plus intérieure, plus épurée. Une sculpture célèbre, parmi d’autres, le symbolise : le Monument à la ville détruite de Rotterdam (1953), qui figure un homme décharné aux bras dressés vers le ciel, protestation intense contre l’horreur de la guerre.
Il considérait sa « folie d’Assas », lieu de son atelier (aujourd’hui 100 bis rue d’Assas), comme propice à sa création, au milieu des arbres, à même la terre. Il a pu être conservé, restauré en 2012, et présente à peu près deux fois par an des expositions intelligemment conçues, qui utilisent un espace restreint, mais inspirant, autour de l’atelier lui-même, du jardin et des éléments d’habitation qui constituent le musée. Ainsi en est-il de celle qui est en cours et qui est destinée aux visiteurs susceptibles d’être fasciné par l’origine, l’existence, la matérialité, la transférabilité, la capacité de métamorphose, l’aspérité et la douceur de la pierre.
Elle permet une sorte de voyage dans un temps très long, voyage que peut avoir inspiré Freud, collectionneur lui-même, passionné d’antiquité(s), donc de sculpture, et dans la sculpture par les capacités de la pierre pure, considérant que le processus d’élaboration d’une sculpture minérale présente des analogies avec le fonctionnement psychosomatique du rêve – ce que Brancusi a traduit, à propos du Baiser, en disant que « la main pense et suit la pensée de la matière ».
Aussi ce voyage commence-t-il par une exploration des origines, depuis les météorites jusqu’aux premières productions de l’humanité qui attachent de l’importance aux formes, il y a des centaines de milliers d’années. Cela conduit aux objets et artefacts qui, à l’époque préhistorique, celle des « grottes ornées », sont ou bien des « supports de croyance », des totems, des évocations de la fécondité, des objets rituels ou protecteurs, ou bien des « blocs » taillés par la main de l’homme, à des fins utilitaires ou symboliques. Toutes ces fonctions inspirent aussi bien Brancusi que Zadkine. L’exposition juxtapose donc des objets primitifs, des objets funéraires, des fossiles, des « pierres à magie », des fétiches, des éléments de parure, avec des figures inspirées par ces signes et vestiges, en particulier des têtes taillées dans la pierre, travaillées aussi par Gaudier-Brzeska, Dodeigne, Picasso, même des photographies de graffitis de Brassaï, et des exemples de contemporains. Cette sidération de l’homme devant le matériau contemplé, fétichisé, travaillé, à usage sacré, symbolique, ornemental ou esthétique, est un raccourci d’histoire et d’imagination. On voit comment le travail de Zadkine, comme celui des grands sculpteurs de son temps, notamment Lipschitz, Picasso, Brancusi, Bourdelle …, est une sorte de lutte et de complicité avec la pierre.
Le voyage se poursuit par une autre forme de relation avec la pierre, qui est une volonté de métamorphose, inspirée par les mutations géologiques (sédimentation, érosion, collisions…) qui ont « sculpté » la planète, et qui inspire des manifestations comme celles du land art ou de l’arte povera, aujourd’hui celles qui s’inspirent de l’éveil, peut-être bien tardif, de la conscience écologique, telle que ressentie et exprimée par les artistes. Relèvent de ces productions, des noms comme celui de Robert Smithson, Giuseppe Penone, Marko Pogačnik, Hans Hartung. Il y a une sorte de conversation avec la pierre, qui est malléable, évocatrice, merveilleuse ou humoristique, angoissante ou apaisante. L’expression « triste comme les pierres » n’est peut-être pas très juste, et celle du « murmure des vieilles pierres » semble plus juste, puisqu’elles sont porteuses d’histoires (cultes, miracles, apparences diverses sous des lumières différentes, énergie, chaleur), de vénérations (elles sont aussi des bijoux), de capacités supposées ou réelles (alchimie, transformations, mouvements « terrestres », éruptions et tremblements) de projections et de rêves (dans les mondes extra-terrestres) …
Le voyage se termine avec le rapport intime, sensible, que l’homme entretient avec la pierre. Il peut s’agir du désir presque érotique de toucher, et de collectionner. L’écrivain-collectionneur Henri-Pierre Roché dit que ses premières sensations et ses premières collections étaient des cailloux originaux qu’il faisait rouler sous ses pieds la nuit ! Il y a une appréhension magique et tragique des pierres, qui peut être celle de la Gorgone, ou du risque d’être « transformé en pierre », pétrifié par la Méduse. Don Juan est convoqué au « festin de pierre », qui verra sa chute. Il y a le rapport mythique comme celui de Sisyphe condamné à rouler éternellement son rocher.
L’affiche de l’exposition utilise, en ce sens, une photographie de Claude Cahun intitulée « Autoportrait ou Je tends les bras » (1933) : deux bras jaillissent d’une forme en pierre, comme si la pierre parlait, exprimait désir, appel, détresse. Une autre œuvre, de Jimmie Durham, « Tranquillité » (2000) montre une pierre ronde, lisse, en délicat équilibre sur un assemblage aérien, exprimant cette fois un apaisement, encore qu’incertain. La pierre va ainsi exprimer la menace, le rire, l’éros, la douceur, le rêve.
Il semble que la réunion de ces diverses formes de relations de l’homme avec la pierre soit un hommage sensible rendu à Ossip Zadkine, dont cette année est le cinquantième anniversaire de la disparition. Beaucoup d’œuvres présentées proviennent du fonds que possède le musée, et montrent l’imagination, la délicatesse, l’inspiration de l’artiste, confronté au matériau qu’il a utilisé, aimé et transformé, rendu expressif, tout au long de sa vie. On peut lire aussi quelques notes et quelques évocations de sa vie, de son rapport avec les pierres du village de Bruniquel près de Montauban où il a épousé Valentine Prax : « Portes et pierres avaient pour moi un beau langage grave ».
Il s’agit d’une belle et grave exposition.
Philippe Reliquet
Exposition « Être pierre » Musée Zadkine 100 bis rue d’Assas, 75006 Paris Jusqu’au 11 février 2018.