Magazine Politique

L’arabiste et le berbère : polémique sur les langues vivantes en Algérie

Publié le 08 février 2018 par Gonzo
L’arabiste et le berbère : polémique sur les langues vivantes en AlgérieLa députée Naïma Salhi en pleine argumentation.

En Algérie, on traite volontiers (et péjorativement) d’« arabistes » (3ouroubi / عروبي) ceux que l’on suspecte de vouloir étouffer, au nom de l’arabité nationale, les autres composantes identitaires du pays, à commencer par celle(s) des Berbères. Présents dans l’ensemble de « l’Afrique-du-nord » comme on disait autrefois, ces derniers (voir ce précédent billet) préfèrent souvent se nommer eux-mêmes Imazighen (sing : Amazigh, pour « homme libre »). Le terme regroupe les locuteurs des nombreuses variantes du berbère (une cinquantaine d’après les linguistes, souvent menacées et même parfois oubliées comme le guanche, autrefois parlé dans les Canaries). Le tamazight (le nom, en berbère, de cette langue) s’écrit souvent (car il existe là encore des variantes) en tifinagh.

Pour être plus précis, il conviendrait sans doute de parler de « néo-tifinagh » car la réintroduction de cet alphabet a été largement l’œuvre de l’Académie berbère, très active en Grande Kabylie au début des années 1980. C’est d’ailleurs l’annulation d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri (مولود معمري) qui fut l’élément déclencheur de ce qu’on a appelé le « printemps berbère », lui-même héritier d’une tradition « berbériste » qui remonte au moins aux années 1930. Rétrospectivement, il apparaît que la répression sanglante de ce mouvement par les autorités (largement plus d’une centaine de victimes) trahissait la fragilité d’un système politique qui plongerait le pays dans la « décennie noire » des années 1990, à la suite de l’annulation du second tour des législatives de 1991 pour empêcher la victoire électorale du Front Islamique du Salut.

Depuis ces temps pas très anciens, les autorités algériennes ont nettement infléchi leur politique, multipliant les signes plus ou moins symboliques d’une reconnaissance de la langue berbère et donc aussi de l’identité dont elle est le vecteur. La plus spectaculaire de ces mesures est sans conteste la première célébration officielle, il y a quelques jours, de Yanayer, la nouvelle année berbère. Désormais, le 12 janvier est donc férié pour tous les Algériens. À la fin de l’année dernière, le Conseil des ministres a également officialisé la création de l’Académie algérienne pour la langue amazighe (ⵄⴳⵔⴰⵡ ⴰⴷⵣⴰⵢⵔⵉ ⵏ ⵜⵓⵜⵍⴰⵢⵜ ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⴳⵀⵜ), un projet annoncé dès… 2007 ! Un processus qui achève ainsi la lente reconnaissance du tamazight, reconnu comme « langue nationale » en 2002 et même, potentiellement, comme langue officielle dans le projet de révision de la Constitution de 2016.

Parallèlement à la création de cette nouvelle Académie berbère, les autorités ont également décidé l’allocation de postes budgétaires supplémentaires pour renforcer la formation et la recherche autour de cette langue au niveau universitaire et développer son enseignement dans le système éducatif algérien. De quoi susciter la colère des plus farouches « arabistes » du pays pour lesquels ces « concessions » au particularisme berbère, toujours suspect à leurs yeux d’être à la fois francophile et plutôt « de gauche » pour le dire très vite, représentent autant d’attaques à l’identité tant arabe que musulmane du pays.

C’est ainsi qu’une certaine Naïma Salhi (نعيمة صالحي), députée et présidente du Parti de l’Équité et de la Proclamation (حزب العدل والبيان : généralement considéré comme proche des islamistes) a réussi à faire beaucoup parler d’elle en diffusant une vidéo, largement reprise sur les réseaux sociaux et commentée dans les médias, dans laquelle elle s’emporte contre cette reconnaissance de la langue et de l’identité berbères. Cette femme politique, dont la finesse et la subtilité rappellent une Nadine Morano en France, va jusqu’à menacer de mort sa propre fille si elle l’entend encore prononcer un mot dans ce qu’elle appelle « le kabyle ». Pourtant inscrite dans un établissement privé (!), la petite se trouve en effet épouvantablement exposée à ce que cette femme politique considère n’être pas vraiment une langue, ou alors une langue morte, dont l’alphabet n’est même pas réellement fixé (allusion au tifinaght évoqué plus haut).

Naïma Salhi n’en est pas à son premier coup d’éclat. Il y a quelques années, elle avait ainsi réussi à faire beaucoup parler d’elle en vantant les charmes de la polygamie (mais pas ceux de la polyandrie à la différence de certaines Saoudiennes en avance sur leur temps). À l’image du discours identitaire du Front national en France, elle fait son miel de ceux qui réfutent ses idées avec les meilleurs arguments du monde, en soulignant par exemple qu’elle confond dans ses propos, entre autres sottises, Arabes et musulmans en parlant d’un milliard de locuteurs arabophones alors que ce chiffre s’applique, très grosso modo, aux musulmans (1,6 selon Wikipedia), les Arabes tournant aux alentours de 300 millions).

Néanmoins, sa démagogie populiste fait preuve d’une certaine « intelligence » de l’opinion qui peut se reconnaître dans nombre de ses propos. Bien que la ficelle soit très grosse, il est clair qu’elle s’attire des sympathies en surfant sur la fierté musulmane et plus encore sans doute sur le rejet des élites du pays lorsqu’elle refuse qu’on enseigne à ses enfants une langue « morte et inutile » alors que la progéniture de ceux qui soutiennent cette réforme, comprendre les fils de la nomenklatura, « vont à l’étranger pour apprendre les langues vivantes ».

Actrice consommée du langage politique local, Naïma Salhi n’ignore pas que dans les politiques linguistiques en Algérie il y a un peu de linguistique et beaucoup de politique.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines