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J. B. Debret, un observateur et illustrateur français du Brésil au XIXe siècle

Publié le 24 novembre 2017 par Slal

Paris, novembre 2017

Jean-Baptiste Debret, chroniqueur des Lumières

Lise Andries (CNRS/Paris-Sorbonne)
J'ai découvert Jean-Baptiste Debret par hasard, il y a des années de cela, un jour ensoleillé où j'étais allée visiter le musée da Chácara do Céu de Rio de Janeiro, en empruntant le bondinho, le petit train à crémaillère qui montait à Santa Teresa. Le conservateur, comprenant que j'étais française, m'a alors ouvert les différents tiroirs d'un grand meuble en bois qui contenaient les aquarelles de Debret, un artiste dont j'ignorais jusqu'alors l'existence. Je traite ici du livre que Jean-Baptiste Debret a fait paraître à Paris entre 1834 et 1839 sous le titre Voyage historique et pittoresque au Brésil. Cette œuvre semble en effet constituer un témoignage de première importance concernant à la fois la réception des Lumières françaises au Brésil, et la manière dont un artiste français pouvait interpréter la réalité brésilienne dans les premières décennies du XIXe siècle.

1. Quelques rappels historiques

Jean-Baptiste Debret est bien connu au Brésil mais beaucoup moins en France, bien qu'une exposition ait eu lieu en 2016 à la Maison de l'Amérique latine à Paris [1] et qu'une réédition du Voyage historique et pittoresque au Brésil ait paru en 2014, avec une introduction très documentée de Jacques Leenhardt [2].

Même s'il publie le Voyage historique et pittoresque dans les années 1830, Debret reste pourtant, selon moi, un homme des Lumières, formé par les philosophes du XVIIIe siècle et par la Révolution française. Il est né en 1768 à Paris, dans une famille d'artistes. Petit-neveu de François Boucher et neveu par alliance de Jacques-Louis David, il entre comme apprenti dans l'atelier de ce dernier, l'accompagne à Rome et participe à l'élaboration du Serment des Horaces qui sera achevé en 1785. Debret est admis à son retour d'Italie à l'Académie royale de peinture et de sculpture. Pendant la Révolution et l'Empire, Debret devient peintre d'histoire, le genre noble par excellence, et dirige l'atelier de David. Après la suppression de l'Académie royale de peinture en 1793, il entre à la section des Beaux-Arts de l'Institut de France sous le Directoire. Bien que Jean-Baptiste Debret ne se soit jamais engagé directement dans l'action politique, contrairement à David qui fut député à la Convention et président du Club des Jacobins - son nom n'apparaît, par exemple, dans aucune des séances du Club des Jacobins répertoriées par Aulard [3] -, il est certain qu'il partagea avec lui les mêmes convictions républicaines et que, comme David, il servit en tant qu'artiste la Révolution puis l'Empire.


Ces précisions biographiques éclairent sans doute les circonstances du départ de Jean-Baptiste Debret pour le Brésil en janvier 1816. Après l'accession au trône de Louis XVIII en 1814, et le retour manqué de Napoléon de l'île d'Elbe, la loi du 12 janvier 1816 frappe d'exil la grande majorité de ceux qui ont voté la mort du roi en 1793. Selon l'article 6, « Ceux des régicides qui, au mépris d'une clémence presque sans bornes, ont […] accepté des fonctions ou emplois de l'usurpateur [Napoléon], et qui par-là se sont déclarés ennemis irréconciliables de la France et du Gouvernement légitime, sont exclus à perpétuité du royaume, et sont tenus d'en sortir dans le délai d'un mois. » Or David avait voté la mort du roi lorsqu'il était député à la Convention. Il est donc directement concerné par la loi d'exil et part pour Bruxelles en janvier 1816. Son neveu Jean-Baptiste Debret et d'autres bonapartistes quittent également la France à ce moment-là.

Il faut maintenant dire un mot, très court, sur le rôle central qu'a joué Napoléon Ier dans le bouleversement géopolitique de l'Amérique latine : à la suite de l'invasion de la péninsule ibérique par l'armée française en 1807-1808, le roi d'Espagne est fait prisonnier, les colonies espagnoles d'Amérique acquièrent rapidement leur indépendance, et le roi de Portugal João VI, avec l'appui de l'escadre britannique, quitte le Portugal pour le Brésil afin de s'installer avec toute sa cour à Rio de Janeiro en mars 1808. Au cours des années suivantes, le roi, pour donner plus d'éclat à sa cour et développer la colonie brésilienne en la dotant d'institutions semblables à celles des royaumes de l'Europe éclairée, encourage la création de la Banque royale du Brésil, de l'Académie de Médecine, de l'Académie militaire et de la Chapelle royale de musique [4] , tandis que la ville de Rio de Janeiro se développe et se transforme de manière spectaculaire. Après avoir été promue au rang de royaume en 1815, la colonie du Brésil devient un empire en 1822 sous le règne de Pedro Ier, fils de João VI et elle acquiert son indépendance trois ans plus tard.

En 1816, le roi João VI, conseillé par son ministre des Affaires étrangères, le très francophile D. António de Araújo de Azevedo, comte de Barca, fait venir une quarantaine d'artistes, architectes, ingénieurs et artisans français qu'on appellera plus tard la « mission française », dans le but de créer une Académie des Beaux-Arts à Rio de Janeiro [5]. C'est Joachim Lebreton, ancien secrétaire de la section des Beaux-Arts à l'Institut de France, qui se charge du recrutement, entraînant au Brésil plusieurs membres de l'Institut de France comme Jean-Baptiste Debret, Nicolas-Antoine Taunay, peintre de paysage, l'architecte Grandjean de Montigny et le sculpteur Charles-Simon Pradier. Privés d'emploi à cause de leurs convictions politiques, ils acceptèrent sans doute avec empressement cet exil doré au Brésil, d'autant plus que des pensions annuelles considérables leur étaient promises [6].

Très vite, les artistes français furent cependant confrontés à des tracasseries liées en premier lieu à leur situation paradoxale : le roi avait en effet fait venir non seulement des hommes originaires d'un pays ennemi qui lui avait coûté temporairement son trône, mais qui avaient aussi appartenu aux éléments les plus radicalisés de la Révolution et de l'Empire. Ils furent en particulier fort mal reçus par le consul de France à Rio, le colonel Maler, un fervent royaliste qui vit arriver avec la plus grande méfiance tous ces bonapartistes : « Son acharnement fut particulièrement durable envers Joachim Lebreton » qu'il soupçonnait à tort de vouloir entrer en contact avec Napoléon à Sainte Hélène, une île pourtant éloignée de quelque 4000 kilomètres des côtes brésiliennes [7]. La mission française fut en outre en butte à la jalousie des artistes brésiliens et aux querelles d'influence entre francophiles et anglophiles à la cour.

Gravure 1

Pour comble de malheur, leur protecteur le comte de Barca meurt en 1817 puis Joachim Lebreton deux ans plus tard. Presque tous les membres de la « mission française » rentrent peu à peu en France, à l'exception de Grandjean de Montigny et de Jean-Baptiste Debret. Ce dernier reste en effet au Brésil de 1816 à 1831, pour l'essentiel à Rio de Janeiro, alors capitale du pays, occupant d'abord la fonction de peintre officiel de la cour, plus particulièrement chargé, avec son collègue Grandjean de Montigny, de la scénographie des grands spectacles qui marquent les débuts de la monarchie brésilienne puis de l'empire. C'est Debret, par exemple, qui met en scène la cérémonie du mariage de l'empereur Pedro Ier et de Léopoldine d'Autriche en 1817. C'est lui aussi qui dessine le premier drapeau brésilien, à la suite d'une commande de l'empereur. Il devient ensuite professeur de peinture d'histoire à l'Académie impériale des Beaux-Arts, lorsqu'elle est enfin fondée en 1826 [8]. Mais parallèlement à son rôle de peintre de la cour, il se promène dans la ville et croque sur le vif le petit peuple de Rio de Janeiro dans ses carnets d'aquarelles, une activité presque secrète et clandestine.


Ce sont d'ailleurs ces centaines d'aquarelles et de dessins, découvertes par hasard à Paris dans les années 1930 par le collectionneur brésilien Castro Maya et rapportées au Brésil, qui ont tiré de l'oubli Jean-Baptiste Debret et qui ont consacré sa célébrité jusqu'à aujourd'hui. En 1831, Debret décide de rentrer en France, à un moment où le Brésil connaît une période de forte instabilité politique, et sans doute aussi parce que la Monarchie de Juillet lui paraît commencer sous des auspices plus favorables que la première Restauration.

2. Le Voyage pittoresque et historique

C'est à son retour en France que Jean-Baptiste Debret publie la grande œuvre de sa vie, le Voyage pittoresque et historique au Brésil, qui paraît en trois volumes successifs en 1834, 1835 et 1839. Les trois volumes, publiés à 200 exemplaires chez Firmin-Didot, comportent environ 500 pages de textes, et 152 lithographies en couleur, tirées d'une partie de ses aquarelles. Ce sont les Établissements Thierry Frères, successeurs d'Engelmann, le plus célèbre lithographe parisien de l'époque, qui se chargent du tirage des gravures [9]. Le premier volume est consacré à la « Caste sauvage », c'est-à-dire aux Indiens du Brésil, le second à l' « Industrie du colon brésilien » et le troisième à l' « Histoire politique et religieuse/Etat des Beaux-Arts ». Malgré tous les soins apportés et les sept années que Debret dit avoir consacrées à sa rédaction [10] , l'ouvrage occasionna peu de recensions, fut un échec commercial et reçut un mauvais accueil au Brésil. Jean-Baptiste Debret avait pourtant souhaité que le Voyage pittoresque et historique au Brésil soit un hommage à la France et au pays qui l'avait accueilli pendant tant d'années. Dédié à « Messieurs les Membres de l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut de France » dont il fut le correspondant au Brésil, il espérait, par cet ouvrage, consacrer ses « derniers jours à rattacher, par un échange utile d'hommages et d'encouragements, le Brésil à la France, l'un la patrie de mes souvenirs, l'autre celle de mes consolations ! » [11] On connaît le jugement défavorable porté par la commission d'admission de la Bibliothèque impériale de Rio de Janeiro lors de sa réunion du 31 octobre 1840. Après avoir donné un avis positif sur le premier volume consacré aux Indiens, elle refusa le deuxième volume sur « L'Industrie du colon brésilien » en déclarant : « Ce volume est de peu d'intérêt pour le Brésil. » [12] La critique des membres de la commission porta en particulier sur deux lithographies, la planche 73 intitulée « Boutique de la rue du Val-Longo » où l'on voit des Noirs squelettiques fraîchement débarqués d'un bateau négrier

Gravure 2

et la planche 75, « Feitores, c'est-à-dire contremaîtres dans les plantations- corrigeant des Nègres » (gravure 3) considérées l'une comme exagérée et caricaturale, l'autre comme peu représentative de la manière dont étaient habituellement traités les esclaves : « Cela n'est rien d'autre qu'un abus. » [13] Le Voyage pittoresque et historique au Brésil ne fut d'ailleurs traduit en portugais et publié au Brésil qu'en 1940, d'après José Murilo de Carvalho [14].

Gravure 3

Jean-Baptiste Debret n'avait certainement pas prévu une telle réception de son livre au Brésil. Il tenait avant tout à faire œuvre pédagogique et à transmettre son expérience auprès du public brésilien et du public français. N'oublions pas qu'il fut à la fois artiste et professeur de peinture tout au long de sa carrière, et bon pédagogue au dire de ses élèves. Manuel de Araùjo Porto-Alegre, qui suivit ses cours à l'Académie impériale des Beaux-Arts de Rio de Janeiro, évoque en 1839 un " homem de consumada virtude et bondade, […], generoso para com seus discípulos, a quem dava tudo, como un pai extremoso ". Le titre même de l'ouvrage engage à une telle interprétation : ce voyage au Brésil se voulait « pittoresque », c'est-à-dire pictural et graphique au sens premier du terme, grâce aux nombreuses lithographies qui l'illustrent. Il se voulait aussi « historique », dans la mesure où il décrivait la marche progressive du Brésil vers la modernité soutenue par le développement des connaissances, depuis la « Caste sauvage » jusqu'à l'état « politique et religieux » de la jeune nation, une perspective proche de celle de Condorcet dans Esquisse d'un tableau historique des progrès du genre humain, une œuvre publiée pendant la Convention thermidorienne, que Debret connaissait peut-être.

Ce livre, écrit Jean-Baptiste Debret, commencé « précisément à l'époque de la régénération politique du Brésil, opérée par la présence de la cour de Portugal […] compose un véritable ouvrage historique brésilien, dans lequel se développe progressivement une civilisation qui déjà honore assez ce peuple, naturellement doué des plus précieuses qualités, pour lui mériter un parallèle avantageux avec les nations les plus distinguées de l'ancien continent. » [15] L'idée de régénération, centrale chez Jean-Baptiste Debret lorsqu'il décrit l'évolution de la société brésilienne, est directement issue de la thématique jacobine des années 1793-1794. Interprétation paradoxale qui consiste à considérer la transformation de la colonie brésilienne en monarchie puis en empire comme une nouvelle révolution.

La mauvaise réception du Voyage pittoresque et historique s'explique, me semble-t-il, par un faisceau de raisons diverses. En France, l'ouvrage se trouve en concurrence avec un nouveau genre, le « voyage pittoresque », mis à la mode dès 1820 avec le lancement du premier volume des Voyages pittoresques et romantiques dans l'Ancienne France, parution qui durera jusqu'en 1878 et comportera 24 volumes, avec de nombreux collaborateurs dont Charles Nodier. En outre, plusieurs ouvrages relatifs au à propos du Brésil paraissent dans les années 1820-1830, qui saturent assez vite le marché. L'ouvrage de Debret entre ainsi en concurrence directe avec le livre illustré de Ferdinand Denis et Hippolyte Taunay, Le Brésil, ou Histoire, mœurs, usages et coutumes des habitans de ce royaume, édité par Nepveu en 1822 et le Voyage dans les provinces de Rio de Janeiro et de Minas Geraes par le naturaliste Auguste Saint-Hilaire (2 tomes, Paris, Grimbert et Dorez, 1830).

Gravure 4

Il se voit surtout concurrencé par le Voyage pittoresque dans le Brésil, un ouvrage publié entre 1827 et 1835 chez Firmin Didot, approximativement aux mêmes dates que celui de Debret, dont l'auteur est Johann Moritz Rugendas, un artiste allemand qui participa quelques années plus tôt à une expédition au Brésil conduite par le baron von Langsdorff. Comme Debret, Rugendas ajoute à son texte de nombreuses lithographies. Or l'ouvrage de Rugendas, dans sa traduction française, fut beaucoup mieux accueilli du public que celui de Debret. Il faut reconnaître que les gravures de Rugendas étaient aimables et décrivaient une réalité brésilienne idéalisée qui se prêtait à une lecture plus souriante que l'ouvrage de Jean-Baptiste Debret. (Voir gravures 4 et 5, respectivement « Nègre et négresse dans une plantation » et « Négresses de Rio-Janeiro ».)

Gravure 5

Au Brésil, la réception du livre de Debret pose d'autres problèmes qui tiennent sans doute au fait que l'artiste est pris au piège de ses propres contradictions, et de sa double vie d'artiste officiel et d'observateur critique du petit peuple de Rio. Le Voyage pittoresque et historique au Brésil oscille en effet sans cesse entre un véritable panégyrique du gouvernement brésilien, et la dénonciation des injustices sociales. Comparé aux autres artistes de la « mission française », Debret est le seul à prendre en compte la société brésilienne. Alors que le peintre Taunay s'intéresse à l'exotisme de la végétation et des paysages, Debret décrit un monde métissé et très hiérarchisé dans lequel l'esclave noir occupe le bas de l'échelle.

3. Le monde primitif

Le premier volume du Voyage pittoresque et historique au Brésil, intitulé la « Caste sauvage », décrit les Indiens du Brésil qui vivent en dehors du monde dit civilisé. « C'est, en un mot », comme l'écrit Debret, « l'homme de la nature, fort de ses moyens intellectuels primitifs, que je veux vous montrer en face de l'homme de la civilisation, armé de toutes les ressources des lumières. » [16] Le terme de caste implique un jugement positif à propos des Indiens, jugement que Debret ne formule jamais en revanche quand il parle des esclaves noirs. A l'image du bon sauvage de la vulgate rousseauiste, l'Indien se caractérise pour Debret par une noblesse d'esprit fondée sur son amour farouche de la liberté, qui le conduit à refuser de vivre selon les mœurs de la société européenne : dès qu'on oblige l'Indien à quitter ses forêts, il n'a de cesse de les retrouver. (Voir gravure 6 représentant un chef camacan, vivant dans les forêts du Sertão (planche p. 49).)

Gravure 6

Il semble que l'essentiel de la documentation de Debret, dans cette partie de son ouvrage, s'inspire de sources indirectes. Ayant peu quitté Rio pendant les 15 ans de son séjour au Brésil, il puise, y compris pour ses lithographies, dans les récits de voyage et les œuvres de naturalistes comme Johann Baptist von Spix et Auguste de Saint-Hilaire qu'il cite d'ailleurs à plusieurs reprises. Cette partie du Voyage pittoresque et historique au Brésil se prétend d'ailleurs un hymne à la science et aux naturalistes. Debret évoque par exemple le « courage héroïque des Maximilien de Neuwied, des Auguste de Saint Hilaire, des Spix, des Marcius, des Langsdorf que j'ai eu l'avantage de connaître au Brésil. » [17] Il faut admirer, dit Debret, chez le naturaliste européen « l'amour des découvertes [qui le conduit] à partager toutes les calamités du nomade, délaissant volontairement les douceurs d'un bien être si séduisant au centre de la civilisation, pour enrichir un jour de ses immenses récoltes les Musées d'histoire naturelle et les bibliothèques des grandes puissances européennes. » ( Voir gravure 7 (planche 69), « Le retour des nègres d'un naturaliste ».)

Gravure 7

Debret s'inspire aussi des récits de voyage de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Soucieux de faire une œuvre scientifique, il accumule dans ce premier volume les planches présentant les habitations des Indiens, (voir gravure 8), leurs outils, leurs objets de vannerie, leurs costumes d'apparat et leurs instruments de musique.

Gravure 8

On ne peut que rapprocher ces planches de celles qui accompagnent les récits de voyage des grands navigateurs comme James Cook et Lapérouse, eux-mêmes partis en expédition avec des dessinateurs chargés de reproduire la faune et la flore des pays rencontrés, ainsi que les tatouages, armes et divers objets utilisés par leurs habitants. Ainsi le Mémoire du roi adressé à Lapérouse en 1785 lui demande-t-il « de recueillir les curiosités naturelles, terrestres et marines. […] Il fera pareillement rassembler et classer les habillemens, les armes, les ornemens, les meubles et tous les effets à l'usage des divers Peuples qu'il visitera. »( Voir égalementla gravure 9 dans la Relation des voyages entrepris par ordre de sa Majesté britannique de James Cook, parue en 1774) [18].

Gravure 9

Selon Michèle Duchet dans Anthropologie et histoire au Siècle des Lumières [19] , il existe un avant et un après de l'Encyclopédie dans les relations de voyage publiées au XVIIIe siècle, à cause de l'importance inédite accordée aux techniques et aux métiers.

On peut ajouter que ces relations de voyage marquent une nouvelle étape dans l'exploration du monde et même un point de rupture. Inventorier, classifier, transmettre les connaissances dans un souci de globalité encyclopédique, telle est donc la mission que se donne Jean-Baptiste Debret dans la « Caste sauvage ». L'une des planches représente, par exemple, 40 têtes d'Indiens, pour laquelle Debret fait le commentaire suivant : « Jaloux de simplifier cet ouvrage, j'ai rassemblé sur une même feuille plusieurs têtes de sauvages de différentes nations, afin de rendre la collection plus générale et plus complète. » Pour une autre planche montrant plusieurs masques indiens, Debret explique qu'ils font partie de la collection du Musée impérial d'histoire naturelle de Rio de Janeiro, et que c'est là qu'il les a dessinés.

A propos de la description des paysages de la forêt brésilienne, Jean-Baptiste Debret utilise, là aussi, des catégories familières dans la rhétorique des récits de voyage de la fin du XVIIIe siècle. Une nouvelle esthétique, théorisée dans l'ouvrage d'Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1756), permet aux explorateurs d'exprimer leur horreur et leur effroi devant la beauté de la nature vierge du Nouveau Monde.

Gravure 10

On le voit ici dans la gravure 10 intitulée « Vallée da Serra do Mar », une haute vallée du Rio Paraibuna de l'État de São Paulo, que Debret commente ainsi : « Stupéfait à l'aspect de ce chaos de destruction et de reproduction, le voyageur européen, ému encore d'avoir franchi d'un pas chancelant ces innombrables ponts naturels jetés au hasard, se sent glacé d'un nouvel effroi » et plus loin , il peine à s'orienter « au milieu de ces gigantesques et lugubres forêts dont les voûtes épaisses sont impénétrables aux rayons du soleil. » [20]

4. La chronique urbaine

Dans le volume du Voyage historique et pittoresque intitulé « L'Industrie du colon brésilien », la conviction est forte que le travail productif est la condition nécessaire du progrès de la civilisation. On assiste donc, grâce aux lithographies et au commentaire de Debret qui les accompagne, au défilé vivant et coloré du petit peuple de Rio au travail : porte-faix, colporteurs des rues proposant à la vente toutes sortes de marchandises, charbon, paniers, épis de maïs, capim (une herbe fourragère), fruits et légumes, lait et sucreries (voir gravures 11 et 1).

Gravure 11

On voit dans la rue des scieurs de planches et des barbiers officiant en plein air. Ailleurs, on pénètre chez un cordonnier ou dans un atelier comportant un moulin à sucre (Voir gravure 12). L'intérêt pour les sciences et les techniques, déjà présent dans le premier volume, est à nouveau perceptible ici, mais il donne lieu à des représentations « in situ », restituées par un témoin direct.
En même temps, ce volume s'insère dans une tradition picturale et littéraire venue des XVIIe et XVIIIe siècles, la tradition des « Cris de la ville » représentant les petits métiers ambulants des rues, Cris de Paris, de Londres ou de Hambourg. On pense également au Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, une œuvre publiée entre 1781 et 1788. Comme Mercier, Debret est un flâneur dans la ville. Pour Louis-Sébastien Mercier et pour Jean-Baptiste Debret, c'est le regard qui prime sur les autres sens, un regard qui apparente l'écrivain-chroniqueur à un peintre ou à un graveur. Ainsi que le rappelle un chapitre du Nouveau Paris de Mercier, « [t]out est optique ». Non seulement la ville constitue le terrain d'enquête du chroniqueur mais, en observateur plus qualifié qu'un autre pour en déchiffrer les hiéroglyphes, ce dernier va au-delà des apparences et sait percevoir les différentes strates historiques et sociales qui la conforment. Ce regard circulaire participe du grand rêve encyclopédique des Lumières qui consiste à saisir le monde dans sa globalité topographique et sociologique, et à en organiser l'espace.

Gravure 12

Il s'agit aussi, pour Debret, de rendre plus lisible une ville dont la dynamique historique, en pleine mutation, est difficile à saisir. Rio, avec l'arrivée de la cour de Portugal et de tous ceux qu'elle attire, passe de 50.000 à 110.000 habitants entre 1808 et 1818. Jean-Baptiste Debret est sensible, comme les hommes des Lumières, aux questions d'urbanisme. Dans le troisième volume du Voyage pittoresque et historique au Brésil intitulé « Histoire politique et religieuse/Etat des Beaux-Arts », il dessine et commente l'agrandissement du palais impérial, cite avec admiration la construction de bâtiments officiels par son confrère de la mission française, l'architecte Grandville de Montigny, rend compte de l'embellissement de la ville de Rio et du percement de places et de larges perspectives après 1807. Par ailleurs, la perception du temps urbain, chez Jean-Baptiste Debret, est rarement événementielle. Elle revient plutôt à évoquer le rythme des heures et du calendrier, et ceux de la circulation des êtres et des choses. La nécessité de donner un sens au temps est en effet rendue plus aiguë par les mutations politiques. Lorsque Debret évoque les différentes heures de la journée, le coup de canon des forts à 5h30 du matin suivi du tintement de l'Ave Maria répété par les cloches de chacune des églises de la ville, puis à 6h, l'apparition des quêteurs des différentes confréries religieuses, de 6h à 8h les vendeuses de fruits et de légumes, « de dix à deux heures de l'après-midi, le grand mouvement des affaires » etc., on pense à nouveau au Tableau de Paris dont le chapitre CCCXXX s'intitule « Les heures du jour ».

L'originalité et les qualités d'ethnologue de Debret apparaissent comme indéniables dans le second volume. Debret est un fin observateur des hiérarchies sociales, évoquant par exemple la composition des repas, depuis le riche colon qui se nourrit des produits de sa fazenda, jusqu'à l'humble artisan mangeant pour déjeuner un peu de « carne secca » accompagnée de haricots noirs, ou l'esclave nourri de farine de maïs. Il s'intéresse aussi aux rites de carnaval à Rio, aux pratiques « superstitieuses » comme le bain de minuit la nuit de la Saint-Jean pour se préserver du malheur, au commerce de l'herbe de rue pour provoquer les accouchements… Il décrit enfin avec un luxe de détails les rites qui ponctuent la vie collective, processions religieuses, mariages, loisirs et … convois funéraires. Debret est conscient du métissage de la société brésilienne qui implique une place différente dans l'échelle sociale selon la couleur de la peau. Il parle, par exemple, des onze dénominations que le gouvernement utilise pour « la classification générale de la population brésilienne, d'après leur degré de civilisation », depuis « le Portugais d'Europe » jusqu'au « Nègre, né au Brésil, [au] métis de la race nègre et mulâtre [et au] métis de la race nègre et indienne. » [21]

Gravure 13

Debret dresse surtout le constat accablant, particulièrement manifeste dans les lithographies, que, dans cette société au travail, c'est sur les Noirs, et uniquement sur eux, qui repose l'activité économique, toutes classes sociales confondues. C'est la contradiction fondamentale du livre de montrer que, dans cette célébration des progrès de la civilisation, du labeur et de son utilité sociale, tout repose sur l'esclavage. Pour Jean-Baptiste Debret, « Tout pèse, au Brésil, sur l'esclave nègre : à la roça (bien de campagne), il arrose de ses sueurs les plantations du cultivateur ; à la ville, le négociant lui fait charrier de pesants fardeaux. […] Mais, toujours médiocrement nourri, et maltraité, il contracte parfois les vices de nos domestiques, et s'expose au châtiment public, révoltant pour l'Européen. […] Sans passé qui le console, sans avenir qui le soutienne, l'Africain se distrait du présent, en savourant à l'ombre des cotonniers le jus de la canne à sucre ; et, comme eux, fatigué de produire, il s'anéantit à deux mille lieues de sa patrie, sans récompense de son utilité méconnue. » [22] La gravure 13 montre « Un employé du gouvernement sortant de chez lui avec sa famille », - on remarquera avec quelle ironie proche de la caricature Debret peint la morgue des puissants du jour.

Gravure 14

Sur la gravure 14, on voit « Une dame brésilienne dans son intérieur » où l'on perçoit la « chicota », sorte de férule dépassant de son panier à ouvrages, destinée, si nécessaire, à châtier les esclaves qui l'entourent.

5. L'artiste-philosophe

A la fin de son commentaire sur la terrible planche représentant une boutique exposant des esclaves à vendre, Debret conclut : « Tel est le bazar où se vendent des hommes. » [23] Malgré la vigueur de ce jugement, on ne trouve pas, dans le Voyage pittoresque et historique, de condamnation explicite de l'esclavage en tant que système. L'attitude de Debret relève plutôt de considérations humanitaires et sociétales, une ambiguïté déjà présente chez certains philosophes des Lumières comme Montesquieu dont on peut souligner à la fois « l'audace théorique » et la « prudence pratique ». [24] Pourtant le discours se radicalise en Europe à propos de l'esclavage à la veille de la Révolution française et l'on sait que la traite (mais pas l'esclavage en tant que tel) est interdite en 1815, lors du Congrès de Vienne, par les puissances européennes. Mais la traite illégale continue au XIXe siècle, essentiellement en direction du Brésil, et Debret, qui le sait, se sent sans doute mal à l'aise sur cette question.

Il est en revanche beaucoup plus clair sur ses positions politiques et sur ses convictions religieuses, qui masquent à peine un anticléricalisme moqueur : « Les cérémonies de la religion catholique, introduites au Brésil par les missionnaires portugais, ont conservé jusqu'à présent leur caractère de barbarie » [25] , écrit-il dans le troisième volume du Voyage pittoresque et historique. Si le deuxième volume est entièrement consacré au petit peuple de Rio, c'est que Debret a de la sympathie et de la compassion pour cette partie de la société brésilienne qui représente, à ses yeux, un Tiers État exotique. [26] En outre, les trois volumes du Voyage pittoresque et historique sont parsemés de considérations qui relèvent d'un radicalisme politique directement issu de la Révolution française. On lit par exemple avec un certain étonnement dans la « Caste sauvage » que, chez les Indiens, « De l'amour des distinctions devait naître nécessairement l'abus du système aristocratique ; aussi ne tarda-t-il pas à se rencontrer chez ces sauvages. Vous y voyez une portion d'individus, descendants des races primitives, se prétendre seuls doués du haut caractère et de la bravoure de leurs ancêtres » et un peu plus loin, « Usurpateurs aristocrates, non seulement ils méprisent leurs frères […] mais ils se constituent leurs oppresseurs. » [27] Ou bien, quand il s'agit d'agriculture, Debret décrit « deux classes de cultivateurs : la première classe, toute féodale, composée de riches propriétaires, la plupart descendants des premiers colons. La seconde classe, formée de pauvres cultivateurs locataires, soumise à l'oppression arbitraire des [premiers]. » [28]

Surtout, pour Jean-Baptiste Debret, qui est en cela un véritable fils des Lumières, la civilisation ne peut progresser qu'au moyen de la transmission des connaissances, de l'avancée des sciences mais aussi grâce à une législation éclairée. Dans un discours visionnaire et prophétique, Debret pense que l'identité métisse de la société brésilienne ne pourra s'épanouir que par des lois justes et non par le recours à la force ou à la violence : à propos des Indiens et des colons portugais, il écrit que « La fusion de ces deux êtres commence avec défiance, et déjà elle s'opère par la réciprocité des services, lorsqu'elle est lâchement arrêtée par l'emploi de la force ; mais elle doit s'achever, plus tard, sous l'empire des lois. » [29]

Conclusion

Jean-Baptiste Debret n'est ni tout à fait un philosophe, ni un activiste politique. Il joue plutôt le rôle de passeur d'idées entre l'Ancien et le Nouveau Monde, témoignant d'une sorte de vulgate des Lumières et de la Révolution, à propos de l'esclavage, de l'injustice sociale, de l'urbanisme, des relations de voyage etc., et c'est ce discours « moyen », largement diffusé dans les premières décennies du XIXe siècle, qui le rend intéressant. Mais il se révèle aussi un artiste et un citoyen qui a aimé le Brésil et y a passé 15 ans de sa vie, à un moment fondateur pour la nation brésilienne. C'est tout à l'honneur de ce pays que le Voyage pittoresque et historique au Brésil, malgré sa dimension critique, soit devenu au Brésil après les années 1930 une icône patrimoniale et qu'il soit aujourd'hui considéré comme un élément central constitutif de l'identité nationale, alors que la France l'a malheureusement oublié.

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J. B. Lebret, un observateur et illustrateur français du Brésil au XIXe siècle. de Lise Andries est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.


[1] L'Atelier tropical. Jean-Baptiste Lebret, peintres, écrivains et savants français au Brésil (1816-1850). Catalogue de l'exposition du 19 octobre-20 décembre 2016, Paris, Maison de l'Amérique latine, 2016.

[2] Jean-Baptiste Lebret, Voyage pittoresque et historique au Brésil. Réédition Actes Sud/Imprimerie Nationale, 2014. Introduction générale par Jacques Leenhardt, p. XIV. L'ouvrage en question sera cité VPH dans les notes à venir.

[3] Alphonse Aulard, La Société des Jacobins : recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris, Paris, Jouasus, Noblet, Quantin, 1889-1897, 6 volumes (merci à Marcel Dorigny pour cette référence)

[4] Voir Lilia Moritz Schwarcz, O Sol do Brasil. Nicolas-Antoine Taunay e as desventuras dos artistas franceses na corte de d. Joâo, Sao Paulo, Companhia Das Letras, 2008, p. 14sq.

[5] Voir Julio Bandeira, Pedro Martins Caldas Xexéo, Roberto Conduro, A Missâo francesa, Rio de Janeiro, GMT Editores, 2003 ; voir également J. F. de Almeida Prado, o Artista Debret e o Brasil, Sâo Paulo, Companhia editora nacional, 1990.

[6] Lilia Moritz Schwarcz, ibid : 197

[7] Juliette Dumont, "De précieux ressortissants, d'encombrants émigrés : la France et les Français du Brésil au début du XIXe siècle", in Les Français au Brésil XIX-XXe siècles, sous la direction de Laurent Vidal et Tania de Luca, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p. 131.

[8] Julio Bandeira, Castro Maya Colecionador de Debret, catalogue d'exposition, Museu da Chacara do Céu, 2003.

[9] Voir François Moureau, "Le Brésil pittoresque de Jean-Baptiste Debret ou l'observateur empêché", Théâtre des voyages. Une scénographie de l'Âge classique, Paris, PUPS, 2005. Moueau rappelle que Godefroy Engelmann s'était spécialisé dans les années 1820 dans les lithoraphies de voyages pittoresques.

[10] "Cette œuvre, objet du travail assidu de sept années", VPH : 575.

[11] Ibid : 575.

[12] VPH, introduction de J. Leenhardt, p. XXIV.

[13] Ibid.

[14] J. Bandeira e Pedro Corrêa do Lago, Debret e o Brasil. Obra completa 1816-1831, Rio de Janeiro, Capivara Editora, 2013 (2007), p. 9.

[15] VPH : 8.

[16] VPH : 12.

[17] VPH : 218.

[18] Relation des voyages entrepris par ordre de sa majesté britannique, Paris, Saillant et Nyon, 1774.

[19] Paris, Maspéro, 1971.

[20] VPH : 10.

[21] VPH : 118-119.

[22] VPH : 117.

[23] VPH : 213.

[24] Voir Olivier Grenouilleau. La Révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017 : 98.

[25] VPH : 326.

[26] Voir l'introduction de J. Leenhardt, VPH, p. XIX.

[27] VPH : 12.

[28] VPH : 291.

[29] VPH : 117.


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