De la britannique Katie Mitchell, chérie des scènes européennes, on avait le triste souvenir des Bonnes de Genet, une production donnée cet été au festival d’Avignon. Paris l’accueille aujourd’hui simultanément dans deux de ses plus grands théâtres, les Bouffes du Nord de Peter Brook (et sous l’égide du Théâtre de la Ville obligé de s’exiler pour cause de travaux) et le théâtre national de la Colline dirigé par Wajdi Mouawad. Avec deux spectacles à partir de textes de femmes, pas franchement n’importe qui, Marguerite Duras et Elfriede Jelinek. Il est toujours intéressant de voir ainsi de manière rapprochée les travaux d’une artiste ne serait-ce que pour mieux appréhender les lignes de force de son itinéraire, et saisir leurs points de convergence ou leurs points de divergence. Malheureusement en ce qui concerne Katie Mitchell il n’est pas sûr du tout que la coïncidence de la programmation de ses deux spectacles lui soit vraiment bénéfique. Pour la simple raison que ses deux productions sont dans leurs conceptions et dans leurs représentations quasiment identiques.
Pourtant Schatten (Eurydice sagt) d’Elfriede Jelinek a été créé en septembre 2016 à la Schaubühne de Berlin avec une distribution allemande donc, alors que La Maladie de la mort de Marguerite Duras vient tout juste de voir le jour aux Bouffes du Nord. D’un plateau l’autre, on retrouve le même dispositif scénique et dramaturgique : celui d’un tournage de film avec tout le matériel technique adéquat, perches, grues, projecteurs, caméras, etc., et avec un vaste écran placé face public et en hauteur : ça travaille en bas, dans l’obscurité et les techniciens tout de noir vêtus, qui s’activent sans relâche tout au long des spectacles, ont l’air de machinistes condamnés à faire marcher le navire (le spectacle) que le spectateur peut voir, regard irrésistiblement attiré (c’est couru d’avance) par l’écran. Le décor avec ses panneaux de bois, manipulés, déplacés au fil des séquences de tournage dessine des labyrinthes de couloirs, de chambres ou de lieux exigus toujours reconfigurés (on en avait déjà un avant-goût, dans l’appartement fixe où se déroulait Les Bonnes). C’est là que se faufilent rapidement les comédiens pour tourner un bout de leurs scènes que l’on retrouve bien cadrées, en plans larges ou resserrés, sur le grand écran, alors que dans les deux spectacles côté jardin est posée la même cabine vitrée dans laquelle une comédienne lit les textes, commentaires ou didascalies de l’auteur, voire répliques des personnages.
On se dit dès lors que Katie Mitchell a trouvé là une manière de faire théâtre (ou faire cinéma, et montrer sa fabrication) bien à elle, et que désormais elle peut reproduire le même schéma, aussi remarquablement conçu et agencé soit-il, de spectacle en spectacle, et, si l’ennui et l’agacement ne vous ont pas saisi, avoir hâte de voire sa prochaine production… avec quel auteur comme alibi ? Pour le moment on pourra toujours se poser la question de la relation entre Schatten (Eurydice sagt) et La Maladie de la mort. Entre Elfriede Jelinek et Marguerite Duras, la première ayant écrit son texte en 2013, la seconde en 1982, ce qui suffirait à marquer leur différence concernant l’appréhension d’une problématique féministe (si on veut bien considérer qu’il s’agit bien de cela) ; on ajoutera également pour bien différencier les deux œuvres, que la première est une pièce de théâtre, ce que n’est pas La Maladie de la mort même si son auteur n’a cessé de penser à une adaptation théâtrale : « La Maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre » est-il clairement dit à la fin de la publication du texte, et avant que Marguerite Duras ne développe minutieusement son propos. Le piège concernant d’ailleurs la représentation de La Maladie de la mort se situant dans le fait qu’il n’y est pas question d’un présent de narration, mais d’un conditionnel… Cela n’aura guère troublé Katie Mitchell qui avoue clairement dans un entretien accordé à Libération que « le texte est un point de départ, pas une fin en soi ». Bien évidemment a-t-on envie de lui rétorquer, mais on a quand même envie de lui demander : que faire du texte ? Le passer à la trappe ? Le contrefaire ? Lui faire dire ce qu’il ne dit pas (voir les Bonnes) ou s’en contreficher comme Simon Stone récemment avec les Trois sœurs de Tchekhov ?
Quand on voit ce qu’il advient de ce texte « fabuleusement beau », « le plus cruel et le plus franc que Duras ait osé écrire » pour reprendre les mots de René de Ceccatty lors de la parution du livre, on est quelque peu circonspect : erreurs de lecture (où est passée la jouissance de la femme qui n’est pas une prostituée ?), qu’est-ce que ces séquences situées en dehors de la chambre, en dehors du lieu « théâtral », quel intérêt de faire intervenir une petite fille (dans le film) qui pourrait être la femme alors qu’elle était enfant et découvre le cadavre de son père pendu ? Etc. Katie Mitchell propose une « performance » à partir du texte original « librement adapté d’après le récit de Marguerite Duras » est-il honnêtement notifié. Soit, mais pour dire quoi à son tour ? La question demeure.
Se servir des textes et non pas les servir, tel est bien le slogan à la mode d’aujourd’hui. Pareille mésaventure est moins patente dans Schatten, le texte de la pièce est là et bien là, assez fort pour se défendre, et Katie Mitchell y est plus à son aise n’ayant pas à se débattre avec les ambiguïtés de l’œuvre de Duras. On aura cependant bien compris que ce sont dans ces deux spectacles des regards et des paroles (Eurydice sagt, c’est Eurydice qui parle) de femmes qui nous sont proposées en absolue opposition avec la personnalité de l’homme, celui incapable d’aimer dans La Maladie de la mort, tout comme celui, machiste, rapportant tout à sa petite personne, dans Schatten, l’ombre en français.
On est d’autant plus désolé de ces productions, très chic et choc tout de même, que les équipes, techniciens et comédiens mêlés sont de haute qualité (pour ces derniers que peuvent-ils jouer, occupés qu’ils sont à passer rapidement d’une séquence à l’autre parfois uniquement en prenant les poses adéquates ?). Tout est techniquement parfait, mais où est passée la vie ? Avec Katie Mitchell c’est le théâtre qui est contaminé par la maladie de la mort.
Jean-Pierre Han
La Maladie de la mort, d'après Marguerite Duras. Mise en scène de Katie Mitchell. Théâtre des Bouffes du Nord. Jusqu'au 3 février puis tournée. Schatten (Eurydice sagt), d'Elfriede Jelinek. Mise en scène de Katie Mitchell. Théâtre national de la Colline. Jusqu'au 28 janvier.