Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy est le grand critique néo-classique à qui l’on doit par exemple la sauvegarde de la fontaine des Innocents de Jean Goujon, lorsqu’on détruisit le cimetière du même nom, en plein Paris, à la veille de la Révolution. On avait alors déménagé le cimetière mais pas l’œuvre la plus caractéristique de Jean Goujon, avec ses nymphes aux sinuosités merveilleuses qui sont la quintessence de notre Renaissance et qui ne peuvent être comparées qu’aux plus belles sculptures de la Grèce antique, comme nous l’avait montré Henri Zerner dans L’art de la Renaissance en France, l’invention du classicisme (Flammarion, 1996).
On n’imagine pas à quel point il fallait un être puissant pour obtenir une telle sauvegarde. Mais il fallait surtout avoir la force de la théorie, comme Quatremère de Quincy le confirma dans son grand livre, L’Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts, qu’il publia en 1823, à soixante-huit ans, alors qu’il était déjà un puissant fossile, qui durera vingt-six ans encore, tout en défendant des valeurs fossiles, comme l’a montré avec son humour habituel Jean-Claude Lebensztejn, dans un petit brûlot intitulé De l’imitation dans les beaux-arts, publié aux éditions Carré en 1996.
Quatremère de Quincy était convaincu de posséder le vrai sur le beau. Jean-Claude Lebensztejn rapporte l’anecdote suivante : « Quatremère un jour, à la Trinité-du-Mont, eut maille à partir avec un partisan du goût du XVIIIe siècle ; on faisait cercle autour d’eux, la discussion fut si âpre, le classique si agressif, que l’adversaire se retira en crachant du sang ; artistes et amateurs gardèrent le souvenir de cette scène très significative de l’état des esprits en 1776-1780. » Jean-Claude Lebensztejn dit que cette force de conviction tient à sa compétence d’archéologue et de théoricien. Quatremère soutient par exemple que l’imitation est l’essence de l’homme, et que l’art est l’essence de cette essence. Comme Aristote, il pensait que l’on pouvait expliquer presque tout l’homme naturel et social par l’imitation, en le nommant même l’être imitateur.
Quatremère avait une culture très germanique, proche de Lessing et surtout de Winckelmann, l’auteur de l’Histoire de l’art dans l’Antiquité, dont il dit qu’il fut « le premier qui se soit avisé de décomposer l’Antiquité, d’analyser les temps, les peuples, les écoles, les styles, les nuances de style ». Quatremère le dit dans ses Lettres à Miranda, des « Lettres sur le préjudice qu’occasionneraient aux arts et à la science le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles, et la spoliation de ses collections, galeries, musées, etc. », dont les éditions Macula ont publié en 2017 une troisième édition sous un titre un peu plus bref : Lettres à Miranda. Sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796), avec une introduction biographique par Edouard Pommier, et une postface par Emmanuel Alloa.
Pour Quatremère, le démembrement du muséum de Rome est un attentat contre la science, un crime de lèse-instruction publique. Au nom de l’histoire, Quatremère de Quincy condamne le musée, c’est-à-dire un aspect important de la politique culturelle de la Révolution. C’est même de sa part une opposition absolue à la politique du Directoire. Quatremère ne pense pas que les Français, au nom de la Révolution sans pareille qu’ils viennent de faire, aient le droit de s’arroger un tel butin. Ce n’est pas Paris mais Rome qui est le conservatoire des monuments et des traditions de l’Antiquité. Quatremère défend une théorie du contexte, à l’échelle de l’Italie tout entière. Il apparaît même comme le fondateur d’une nouvelle conception historique de l’art, profondément novatrice, comme le dit Edouard Pommier dans sa lumineuse introduction. Quatremère est en effet celui qui érige une conception historique du patrimoine. Pour lui, l’œuvre détachée de son contexte n’est plus porteuse de la valeur qui est contenue dans le tout ; l’œuvre n’est rien si elle n’est relative à un tout, comme le résume encore Edouard Pommier.
Au fond, il y a déjà du Walter Benjamin en Quatremère ; Walter Benjamin pour qui l’œuvre d’art se caractérise par son « authenticité », concept pourtant très compromis, mais auquel il donne un sens fort : l’ « authenticité » de l’œuvre d’art, c’est son « ici-maintenant », « l’unicité de sa présence au lieu même où elle se trouve ». Dans son célèbre texte L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin montrera que l’authenticité, caractérisée par la présence réelle de l’œuvre en son site d’origine, est compromise par la reproduction. Mais, au même moment, Aby Warburg avait déjà montré que l’histoire, qui était jusque-là la passion de quelques curieux, n’est devenue une science que depuis que la photographie existe (Warburg dit explicitement que « la photographie a permis de comparer, c’est-à-dire de faire une science »).
Dans Lettres à Miranda de Quatremère de Quincy, on a aussi le plaisir de lire une postface du jeune historien d’art Emmanuel Alloa, qui avait déjà, pour les mêmes éditions Macula, postfacé le très grand livre de l’historien d’art viennois Aloïs Riegl, L’Industrie d’art romaine tardive (2014). Aloïs Riegl a décrit un grand mouvement de l’art qui passe d’un mode de perception tactile (haptish) à un mode de plus en plus optique. Ses idées se sont cristallisées autour d’un concept, ou d’un néologisme, celui de Kuntswollen ou « vouloir artistique ». Le sens de ce terme est en vérité difficile à définir, d’autant qu’il semble varier en fonction du contexte. On peut néanmoins comprendre que ce mot remplace celui de « style » : chaque époque a son Kuntswollen, et l’histoire de l’art ne peut donc s’écrire une fois pour toutes ; elle se construit en permanence.
Aloïs Riegl situait le début des temps modernes en 1520, l’année de la mort de Raphaël, « qui semble marquer la fin d’une époque » (disait-il). Quatremère admirait particulièrement l’œuvre de Raphaël, mais pour déplorer aussi qu’elle était l’exemple typique des méfaits du démembrement, car ses tableaux étaient disséminés dans les cabinets de toutes les grandes villes d’Europe, disait-il, se prenant même à rêver de la « galerie commune » qu’il faudrait reconstituer avec ces mêmes tableaux. Quatremère avait donc déjà cet attrait pour ce que Walter Benjamin a appelé l’ « aura », qui nous fait sentir l’éloignement, l’accumulation des strates du temps qui entourent l’œuvre d’art, qui nous fait mesurer la distance qui nous en sépare. C’est dire si ce puissant fossile était en avance sur son temps ; et ça, c’est la force de la théorie.
Didier Pinaud
Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda. Sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796) Editions Macula, 168 pages, 16 €