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Raconter une vision

Publié le 19 février 2018 par Les Lettres Françaises

Raconter une visionGuillaume Cassegrain est un historien de l’art qui pense qu’il faudrait surtout regarder les tableaux plutôt que de les interpréter, voire de les surinterpréter… En 2010, il nous avait livré un monumental Tintoret, aux éditions Hazan, où il nous expliquait que le célèbre peintre vénitien ne cherche pas à « idéaliser » une histoire pour en faire ressortir la signification allégorique, mais qu’il expose la représentation de la « chose ». Dans cette optique – qui fut celle aussi de Sartre dans son célèbre « Séquestré de Venise » -, le Tintoret est un peintre matérialiste, et plus encore le peintre de « ce qui est tout autre ». Néanmoins, les historiens parlent régulièrement de Tintoret comme d’un artiste visionnaire. Ainsi, dans les églises de Venise, Tintoret a la foi du charbonnier, la foi par laquelle nous comprenons que les siècles sont produits par la parole de Dieu, de sorte que ce qui se voit ne vient pas de ce qui paraît… Mais qu’est-ce que voir ? comment voir ? ou bien encore que raconter de ce voir ? nous dit aujourd’hui Guillaume Cassegrain dans un nouvel essai qu’il a intitulé Représenter la vision, où il traite des « figurations des apparitions miraculeuses dans la peinture italienne de la Renaissance ».

Il ouvre son livre avec une citation de Bernard Noël : « Le visionnaire voit sa vie »,  et il le referme avec une autre de Karl Marx : « La théorie commence avec le regard dirigé vers le ciel. » Surtout, il dédie son livre à Daniel Arasse, qui fut son professeur, qui s’était lui-même intéressé à l’infigurable dans la figure, à l’inénarrable dans le discours, à l’inexplicable dans la parole, à l’invisible dans la vision, dans le livre magistral qu’il avait consacré à l’Annonciation italienne. C’est cette leçon que Guillaume Cassegrain retient de son maître, pour parler aujourd’hui de ce thème de l’histoire de l’art occidental : la vision.

Déjà, dans un précédent livre, La coulure, publié chez Hazan en 2015, Guillaume Cassegrain se souvenait du chef-d’œuvre de Daniel Arasse : Le Détail, sous-titré : « Pour une histoire rapprochée de la peinture », qui avait paru en 1992 chez Flammarion. Le risque, avec le détail en peinture – comme par exemple avec cet escargot qui se promène dans L’Annonciation de Francesco del Cossa -, c’est que le tableau risque de s’y disloquer (et le regard s’y noyer). La coulure fascine tout autant, mais exprime surtout la nécessaire extension de la peinture pour que l’image naisse (elle vaut aussi pour une métaphore pleine de l’acte de peindre). C’est par exemple la coulure singulière qu’il y a dans la grande composition de Tintoret, les Miracles de saint Marc, qui s’étend à partir d’un carreau du dallage composant le sol illusoire de cette scène. Mais c’est plutôt avec un autre tableau de Tintoret qu’on pourrait ouvrir le livre de Guillaume Cassegrain, Représenter la vision ; c’est avec L’Agonie au jardin des Oliviers, tableau qui fait de la vision « une force miraculeuse qui vient suspendre la narration », dit Guillaume Cassegrain.

Dans tous ces tableaux de la Renaissance italienne, ceux de Tintoret, de Bellini, Titien et les autres, la vision est un « briseur de temps » – à l’image même du mécanisme du psychisme inconscient analysé par Freud, dit Guillaume Cassegrain. L’apparition provoque de nombreux bouleversements dans le déroulement temporel du récit. Elle vient brouiller les pistes, comme le font le détail et la coulure. Mais définir une vision en peinture, c’est encore plus compliqué : d’Alberti à Panofsky, dit Guillaume Cassegrain, la vision n’a pu trouver une véritable identité, ni se constituer comme objet d’étude à part entière, « car elle s’est opposée, dès l’origine, aux conceptions modernes de la peinture ». Le problème essentiel que pose la vision concerne « le vaste champ de la question du symbolisme ». Nous sommes moins face à une question de représentation que de présentation.

Avec les choses divines, disait Angèle de Foligno, la parole meurt absolument. La vision « ferme les lèvres » de l’iconographie. Angèle de Foligno, après avoir tenté de raconter une de ses visions, signale qu’elle s’est déroulée en un clin d’œil : « Tout ce que je viens d’énumérer n’est rien, rien auprès de l’inénarrable. » Panofsky, qui se disait « engendré pour voir », s’est parfois confié à propos des visions nocturnes qu’il avait régulièrement et qui le hantait. Lui qui ne jurait que par la signification des images était confronté là à la vie, à la mort, à la survie des images (pour ne pas dire, comme Aby Warburg, à leurs survivances). Panofsky était persuadé que l’on ne peut voir une image sans la lire. Il attribuait ainsi à l’iconologie une fonction civilisatrice. Mais une vision ne se dévoile pas progressivement à la contemplation du visionnaire : « elle surgit, sans prévenir, et ne reste visible qu’un instant », dit Guillaume Cassegrain. Tout à coup une couleur arrive à côté d’une autre, et c’est littéralement un bonheur ; c’est même un pur bonheur ; celui de l’image enfin advenue…

Didier Pinaud

Guillaume Cassegrain, Représenter la vision
Actes Sud, 304 pages, 32 €


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